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sautant à pieds joints des utopies aristocratiques de la veille à celles de la démocratie la plus exaltée, comme si la couronne de France pouvait s’escamoter par un tour de gobelet. Les tendances bonapartistes, les velléités américaines, les réminiscences de 93, sont assez rudement malmenées. On peut ne pas adopter tous les détails et toutes les nuances de la pensée de l’auteur ; mais on ne saurait lui refuser une raison ferme et pénétrante, et une grande décision dans l’esprit pour aller au fond même des questions politiques.

Nous avons quelques observations à présenter sur le parallèle qu’établit M. de Carné entre la démocratie aux États-Unis et la bourgeoisie en France, et elles tomberont moins sur l’appréciation des faits, que sur quelques inductions qu’il en tire. M. de Carné nous paraît fort bien juger l’Amérique en disant que si le gouvernement transatlantique est représentatif dans ses formes, il est direct et populaire dans son esprit. Là, la souveraineté du peuple est vraiment la souveraineté du nombre qui prime de droit et de fait l’intelligence ; aussi l’Amérique est le pays du monde où le prosélytisme par la pensée est le plus impossible. La France, au contraire, subit toujours l’autorité de la pensée ; nulle contrée au monde ne dégage plus complètement l’idée du vrai et du droit de celle du nombre et de la force ; nulle n’a des tendances d’esprit plus rationalistes.

Ces dernières lignes, qui appartiennent à M. de Carné, nous paraissent d’une irréfragable justesse. Mais a-t-il tiré lui-même toutes les conséquences du grand fait qu’il proclame, que l’idée du gouvernement par l’intelligence est l’idée fixe de l’Europe, quand il se laisse aller à représenter la bourgeoisie française comme destinée à rester longtemps égoïste et incapable des grandes affaires. L’auteur nous semble avoir trop cédé à l’entraînement de l’antithèse entre la démocratie et la bourgeoisie ; nous lui reprocherons aussi d’avoir identifié exclusivement la démocratie moderne avec la société américaine ; enfin nous lui demanderons comment la bourgeoisie française ne serait pas progressive dans son essence, quand on avoue qu’elle est pénétrée de plus en plus par le principe de la capacité et de l’intelligence.

Là où règnent la liberté de l’esprit, le droit absolu de la raison, l’égalité sociale, l’uniformité de la loi civile, et la mobilité progressive du droit politique, là il y a démocratie. Et ce terme prime le mot de bourgeoisie, car il exprime non-seulement le fait, mais le droit.

La bourgeoisie française est forte, parce qu’elle est progressive et perfectible. Placée entre les débris de l’ancienne noblesse et les classes ouvrières, elle touche à ces deux extrêmes, s’en accroît, s’en