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Page:Revue des Deux Mondes - 1838 - tome 15.djvu/219

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MÉMOIRES DE LAFAYETTE.

Lafayette n’a été que cela. Ceux qui l’ont davantage approché et entendu ont connu un autre homme. Esprit fin, poli, conversation souvent piquante, anecdotique ; et plus au fond encore, pour les plus intimes, peinture vive et déshabillée des personnages célèbres, révélations et propos redits sans façon, qui sentaient leur XVIIIe siècle, quelque chose de ce que les charmantes lettres à sa femme, aujourd’hui publiées, donnent au lecteur à entrevoir, et de ce que le rôle purement officiel ne portait pas à soupçonner. Ce côté intérieur, chez Lafayette, ne déjouait pas l’autre extérieur et ne le démentait pas, comme il arrive trop souvent pour les personnages de renom ; il y avait accord au contraire, sur beaucoup de points, dans la continuité des sentimens, dans la tenue et la dignité sérieuse des manières, et par une simplicité de ton qui ne devenait jamais de la familiarité. Pourtant, ces fonds de causerie spirituelle, de connaissance du monde et d’expérience en apparence consommée, eussent pu sembler en train d’échapper par un bout à l’uniforme prétention du rôle extérieur, si plus au fond encore, et sur un troisième plan, pour ainsi dire, ne s’était levée, d’accord avec l’apparence première, la conviction inexpugnable, comme une muraille formée par la nature sur le rocher (arx animi). Au pied de cette conviction née pour ainsi dire avec lui et qui dominait tout, les réminiscences railleuses, les désappointemens déjà tant de fois éprouvés, les expériences faites par lui-même de la corruption mondaine et humaine, venaient mourir. Il y avait arrêt tout court. C’est bien. Mais à l’abri de la forteresse, et à côté d’une légitime confiance en ce qui ne périt jamais, en ce qui se renouvelle dans le monde de fervent et de généreux, ne se glissait-il pas un coin de crédulité ? Cet homme qui savait si bien tant de choses et tant d’hommes, et qui les avait pratiqués avec tact, celui-là même qui racontait si merveilleusement et par le dessous Mirabeau, Sieyes et les autres, qui leur avait tenu tête en mainte occasion, qui avait démêlé le pour et le contre en Bonaparte, et qui l’a jugé en des pages si parfaitement judicieuses[1], ce même Lafayette, ne l’avons-nous pas vu disposé à croire au premier venu soi-disant patriote, qui lui parlait un certain langage ? Là est le point faible, tout juste à côté de l’endroit fort. Ce trop de confiance sans cesse renaissante à l’égard de ceux qu’il n’avait pas encore éprouvés, il l’avait en partie parce qu’il croyait en effet, et en partie peut-être parce que c’était dans son rôle, dans sa convenance politique et mo-

  1. Mes rapports avec le premier consul, tom. IV, encore inédit.