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« Laissez-moi vous conjurer, mon cher marquis, de ne pas attacher trop d’importance à d’absurdes propos tenus peut-être sans réflexion et dans le premier transport d’une espérance trompée. Tous ceux qui raisonnent reconnaîtront les avantages que nous devons à la flotte française et au zèle de son commandant ; mais dans un gouvernement libre et républicain, vous ne pouvez comprimer la voix de la multitude ; chacun parle comme il pense, ou pour mieux dire sans penser, et par conséquent juge les résultats sans remonter aux causes… C’est la nature de l’homme que de s’irriter de tout ce qui déjoue une espérance flatteuse et un projet favori, et c’est une folie trop commune que de condamner sans examen. »

Comme complément et correctif de ce jugement de Washington sur les gouvernemens républicains, il convient de rapprocher ce passage d’une lettre de lui à Lafayette, écrite plusieurs années après (25 juillet 1785) : il s’agit de la nécessité qui se faisait généralement sentir à cette époque, parmi les négocians du continent américain, d’accorder au congrès le pouvoir de statuer sur le commerce de l’Union : « Ils sentent la nécessité d’un pouvoir régulateur, et l’absurdité du système qui donnerait à chacun des États le droit de faire des lois sur cette matière, indépendamment les uns des autres. Il en sera de même, après un certain temps, sur tous les objets d’un commun intérêt. Il est à regretter, je l’avoue, qu’il soit toujours nécessaire aux états démocratiques de sentir avant de pouvoir juger. C’est ce qui fait que ces gouvernemens sont lents. Mais à la fin le peuple revient au vrai. » Oui, au vrai en tout ce qui le touche directement comme intérêt. En ce qui est du reste il n’y a aucune nécessité, et il y a même très peu de chances pour que le vrai triomphe parmi le grand nombre et pour qu’on s’en soucie[1].

Lafayette en était à ses illusions. Je sais la part qu’il faut faire au feu de la jeunesse, et lui-même, quand il revient, pour la raconter, sur cette époque, il semble parler de quelque excès que l’âge aurait tempéré et guéri. Mais c’est à la fois bon goût et une autre sorte

  1. Ce n’est point par occasion et par accident que Washington exprime cette idée sur les tâtonnemens et les à peu près qui sont la loi du régime démocratique ; il y revient en maint endroit dans ses lettres à Lafayette, et non pas évidemment sans dessein. Ainsi encore, à propos des tiraillemens intérieurs qui, après la conclusion de la paix et avant l’établissement de la constitution fédérale, allaient à déconsidérer l’Amérique aux yeux de l’Europe attentive et surtout des cours méfiantes : « Malheureusement pour nous, écrit Washington (10 mai 1786), quoique tous les récits soient fort exagérés, notre conduite leur donne quelque fondement. C’est un des inconvéniens des gouvernemens démocratiques, que le peuple qui ne