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DUPONT ET DURAND.

Qu’il est doux d’être un sot et d’en tirer vengeance !
À quelque vrai succès lorsqu’on vient d’assister,
Qu’il est doux de rentrer et de se débotter,
Et de dépecer l’homme et de salir sa gloire,
Et de pouvoir sur lui vider une écritoire,
Et d’avoir quelque part un journal inconnu
Où l’on puisse à plaisir nier ce qu’on a vu !
Le mensonge anonyme est le bonheur suprême.
Écrivains, députés, ministres, rois, Dieu même,
J’ai tout calomnié pour apaiser ma faim.
Malheureux avec moi qui jouait au plus fin !
Courait-il dans Paris une histoire secrète,
Vite je l’imprimais le soir dans ma gazette,
Et rien ne m’échappait. De la rue au salon,
Les graviers, en marchant, me restaient au talon.
De ce temps scandaleux j’ai su tous les scandales
Et les ai racontés. Ni plaintes, ni cabales,
Ne m’eussent fait fléchir, sois-en bien convaincu…
Mais tu rêves, Dupont ; à quoi donc penses-tu ?

DUPONT.

Ah ! Durand, si du moins j’avais un cœur de femme
Qui sût par quelque amour consoler ma grande ame !
Mais, non, j’étale en vain mes graces dans Paris.
Il en est de ma peau comme de tes écrits ;
Je l’offre à tout venant, et personne n’y touche.
Sur mon grabat désert, en grondant je me couche,
Et j’attends ; — rien ne vient. — C’est de quoi se noyer !

DURAND.

Ne fais-tu rien le soir pour te désennuyer ?

DUPONT.

Je joue aux dominos quelquefois chez Procope.

DURAND.

Ma foi, c’est un beau jeu. L’esprit s’y développe,
Et ce n’est pas un homme à faire un quiproquo,
Celui qui juste à point sait faire domino.
Entrons dans un café. C’est aujourd’hui dimanche.