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où naguère elles nous ont jetés, alors nous serons affranchis de tous scrupules, nous aurons rempli tous nos devoirs envers l’Europe ; il nous restera à remplir nos devoirs envers nous-mêmes. La Russie nous tendra les bras, et, en nous y jetant, nous serons assurés d’y trouver profit et grandeur. Sa cause, après tout, sera celle de l’humanité et de la civilisation. La Providence semble guider ses pas et favoriser ses projets. Sans nous associer aux poétiques rêveries des écrivains qui, planant au-dessus des intérêts réels, ont voué leur pensée et leur plume à la cause de la civilisation et de l’humanité en général, nous croyons que la politique la plus positive ne doit pas, à moins d’imprévoyance, sacrifier de si grands intérêts à ses combinaisons. La fin des empires se reconnaît à des signes certains, comme le terme de la vie humaine, et on ne rend pas l’énergie et les forces à une puissance qui se meurt. La Turquie semble près d’arriver à ce terme fatal, et la France, qui n’a point de motifs impérieux pour protéger indéfiniment sa triste agonie, peut trouver son intérêt à s’allier à la Russie.


Les deux puissances sont aujourd’hui vis-à-vis l’une de l’autre dans des rapports d’aigreur et presque d’inimitié. Il devait en être ainsi après la révolution de 1830. La sainte-alliance était une combinaison essentiellement russe. Son but patent était la conservation en Europe de l’ordre de choses fondé en 1815 ; son but caché était de livrer à la Russie la dictature du continent. Cet empire a joui, pendant quinze ans, de son immense pouvoir, et il en a tiré un merveilleux parti. L’unité de la sainte-alliance ne pouvait exister que dans les sommités de la politique de principes. Lorsque, de ces hauteurs, les cours de l’Europe descendaient dans la sphère des intérêts positifs et permanens, elles revenaient aux tendances de leur nature, se rapprochant entre elles ou se repoussant, selon l’analogie ou l’opposition de leurs intérêts. Ainsi, l’Autriche et la Prusse, si intimement unies pour comprimer le génie révolutionnaire de l’Allemagne, ne s’en disputaient pas moins avec une jalousie extrême la direction morale et commerciale du corps germanique ; ainsi l’Autriche et la Russie, si parfaitement unies à Troppau et à Laybach pour étouffer les révolutions de Naples et de Piémont, éclatèrent bientôt en dissentimens sur les affaires d’Orient, dissentimens si profonds qu’en 1828 ils faillirent amener une rupture entre les deux empires ; ainsi enfin, les cours de Pétersbourg et de Paris, d’accord sur la question de principes à la même époque, l’étaient bien davantage encore sur les intérêts posi-