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Page:Revue des Deux Mondes - 1838 - tome 15.djvu/334

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REVUE DES DEUX MONDES.

Américains domptent la nature physique et jusque-là indépendante. Peuple de pionniers, ils devancent le reste du monde au sein des forêts vierges ; à l’autre bout de la chaîne, sur une terre fatiguée du poids des empires détruits, l’Orient se cherche lui-même, comme un monde perdu. Et ces deux extrêmes étant aussi séparés que la jeunesse et la vieillesse, et par là incapables de se comprendre l’un l’autre, sont unis entre eux par l’intermédiaire de l’Europe, naturellement souple, multiple, communicative, inquiète, pays de paroles, de science, de bruit ; en sorte que, dans ce grand corps, il n’y a plus aujourd’hui une fibre qui puisse être ébranlée, sans que toutes les autres ne frémissent en même temps. La révolution française a fait éclater cette unité, l’industrie l’a développée, la poésie l’a consacrée. Qui peut calculer ce que la vue rapide de tous les climats, ainsi rapprochés et réunis en un seul, ce que l’échange instantané des formes, des traditions, et cette ame unique, dispensée au genre humain, comme à un colosse, sont capables de produire encore d’effets, d’inventions, de types, même inconnus dans l’histoire ? Aujourd’hui, si vous considérez un peuple en particulier, vous ne trouvez que fragmens, ébauches, discordances, et le sens et l’intention de ce peuple même vous échappent. Au contraire, si vous envisagez l’ensemble, tout a un sens, une vie, une grandeur évidente. Cet état de choses est tout le contraire de ce que l’on voyait dans l’antiquité. Hors des murs de la cité étaient la barbarie et la mort. De nos jours, moins intense au sein de chaque peuple, la vie se dilate au dehors, la barbarie n’est plus nulle part, la cité est partout.

Cette alliance venant à se resserrer, la seule barrière qui bientôt continuera de diviser profondément les peuples sera la langue. Mais le jour où cette barrière s’effacerait, la diversité, nécessaire à l’unité pour former une organisation, ayant disparu, on toucherait au chaos. Aussi doit-on reconnaître un instinct vraiment social dans les efforts faits récemment pour contenir chaque langue dans son génie indigène et dans les tours qui lui sont propres. Plus les esprits s’associent, plus il est nécessaire d’assujétir chaque idiome à la tradition. De là l’utilité du parti classique en France, du purisme en Italie, de la teutomanie en Allemagne. Seulement, au lieu de marquer une réaction contre l’alliance intime des idées, ces tendances ne font au contraire que la confirmer. Le problème que chaque peuple a aujourd’hui à résoudre est d’exprimer la pensée de tous, sans sortir de lui-même, question déjà résolue par le fait. L’antiquité n’a pas étouffé la vie propre dans le siècle de Louis XIV ; travaillons pour que l’humanité