Page:Revue des Deux Mondes - 1838 - tome 15.djvu/440

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
436
REVUE DES DEUX MONDES.

suasion où l’on est que la Russie peut seule désirer une collision en Orient, on a imaginé des intrigues secrètes de cette puissance auprès de Méhémet-Ali, pour le provoquer à se déclarer indépendant. Je n’ajoute foi ni à l’un ni à l’autre de ces bruits, mais je vous les rapporte comme caractérisant parfaitement la situation. Eh bien ! le vrai motif est là. On ne veut pas, et on a raison de ne pas vouloir, que l’empereur Nicolas ait une nouvelle occasion de faire reprendre le chemin de Constantinople à son armée de la Bessarabie et à sa flotte de Sébastopol : c’est assez de l’expédition de 1832. Il s’agit de neutraliser, en le rendant inutile, ce traité d’Unkiar-Skelessi, contre lequel l’Angleterre et la France ont vainement protesté, et la meilleure de toutes les protestations, c’est de faire que le sultan n’ait pas besoin de l’invoquer. Mais si le vice-roi d’Égypte se déclare indépendant, la guerre paraît inévitable entre le sultan et lui, et la guerre entraînerait nécessairement une seconde intervention russe, que l’Angleterre, l’Autriche et la France veulent éviter par-dessus tout. Aussi ces trois puissances sont-elles d’accord pour exiger du cabinet d’Alexandrie le maintien du statu quo. Je crois même, entre nous, que la Russie, tout intéressée qu’on la suppose à une rupture en Orient, tiendra de bonne foi le même langage. La Russie ne précipite rien ; elle sait attendre ; et quelle que soit l’ardeur de son souverain, elle sent que la guerre de Circassie réclame la plus grande partie de ses forces.

J’aurais voulu, monsieur, pouvoir, en terminant cette lettre, vous dire pourquoi, par quelles suggestions, à quel propos, Méhémet-Ali a parlé d’indépendance, il y a deux ou trois mois. C’est une question que vous vous êtes faite sans doute, et que je me suis adressée tout d’abord ; car je ne voyais, dans la sphère des intérêts de l’Orient, aucun évènement grave et de nature à provoquer si tôt de sa part une pareille résolution. Aujourd’hui encore je ne saurais trop comment l’expliquer ; mais je soupçonne que le pacha s’est un peu laissé enivrer par l’enthousiasme des derniers voyageurs européens qui ont parcouru l’Égypte, le prince Puckler-Muskau et M. Bowring, ce dernier surtout. Déjà très fier de son rapprochement avec l’Angleterre, il aura mal interprété l’admiration que M. Bowring, membre du parlement, et chargé d’une mission du gouvernement anglais, a témoignée pour ses prodigieux travaux, et il se sera facilement persuadé que le cabinet de Saint-James ne mettrait plus d’obstacles au développement de son ambition, et que l’assentiment de l’Angleterre entraînerait celui de la France. Avec le caractère que l’on connaît à Méhémet-Ali, cette explication, que je n’avance pas au hasard, est très plausible. Je ne vous la donne cependant, monsieur, que pour ce qu’elle vaut, et je me réserve de la modifier ou de la maintenir, selon que les indices qui m’ont conduit à l’adopter viendront à se fortifier ou à s’affaiblir. Comptez sur ma vigilance pour suivre toutes les phases de cette grande affaire.

***

F. Buloz.