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réfléchisse sérieusement avant de se déclarer incompétente ou de refuser d’agir dans le sens de la note française ; car la France ne peut se rendre justice à elle-même par des mesures isolées contre le canton de Thurgovie, comme elle l’a fait autrefois contre Bâle-Campagne. Le canton de Thurgovie est à l’extrémité orientale de la Suisse, appuyé d’un côté sur le lac de Constance, c’est-à-dire sur l’Allemagne, et flanqué des deux autres par les cantons de Saint-Gall et de Zurich. La France ne pourrait donc l’atteindre, sans passer sur toute la Suisse, et c’est pourquoi il est encore plus nécessaire que le directoire et la diète emploient tous les moyens à leur disposition pour vaincre la résistance du canton de Thurgovie.

Assurément, monsieur, ces différends avec la Suisse sont déplorables ; je ne veux point faire avec vous de sentimentalisme politique sur la plus ancienne alliée de la France, comme on s’exprime en diplomatie ; mais je reconnais que la France de juillet n’est point là dans son rôle naturel, dans l’attitude qu’elle doit garder envers la confédération helvétique. Je sais que beaucoup de bons esprits s’en plaignent, que des menaces adressées à la Suisse leur semblent un contre-sens, et qu’on se demande chaque fois, avec une certaine inquiétude, si des passions personnelles n’y seraient pas pour quelque chose. Je sais que l’on s’étonne de voir tellement exaspérés contre la France des hommes qui passent pour modérés dans leur république, comme, par exemple, M. Monnard, du canton de Vaud, qui compte ici tant d’illustres et de vénérables amitiés. On craint, à vrai dire, qu’une animosité réciproque, entretenue par des circonstances fâcheuses, n’ait pris le dessus à la longue sur des sentimens plus naturels d’affection et d’estime, et qu’avant de recourir aux derniers moyens on n’ait pas toujours essayé des voies plus douces, plus conformes à l’esprit qui doit animer la France envers la Suisse et la Suisse envers la France ! Que vous dirai-je ? Il y a peut-être ici, monsieur, quelque chose de vrai, sans que personne en soit coupable. Mais, avant de prononcer, je vous engagerai à repasser dans vos souvenirs tous les évènemens qui ont dû altérer, depuis que M. de Rumigny a quitté Berne, nos bons rapports avec la confédération helvétique ; la protection accordée aux réfugiés les plus dangereux, les coupables projets qui se sont tramés à l’ombre d’une hospitalité imprudente, l’ascendant qu’un radicalisme ambitieux a pris dans les conseils de la Suisse. Vous savez que je ne suis pas en position de rendre l’arrêt définitif : pesez ces circonstances et décidez vous-même. Voulez-vous quelque chose de plus. Je vais au-devant de votre pensée, et je désire avec vous que ce différend soit le dernier, non seulement parce qu’il faut vivre en bonne intelligence avec ses voisins, mais parce que la Suisse réformée, libérale et libre, offre à la France de juillet une excellente avant-garde, et parce que entre l’Autriche et la Sardaigne il peut être fort utile d’avoir une alliée sur qui compter.

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F. Buloz.