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l’esprit de préjugé qui rend parmi nous l’art dramatique encore bien faible ; nos mœurs sont trop molles. J’aurais dû peindre avec des traits plus caractérisés la fierté sauvage des Tartares et la morale des Chinois. Il fallait que la scène fût dans une salle de Confucius, que Zamti fût un descendant de ce législateur, qu’il parlât comme Confucius même, que tout fût neuf et hardi, que rien ne se ressentît de ces misérables bienséances françaises, et de ces petitesses d’un peuple qui est assez ignorant et assez fou pour vouloir qu’on pense à Pékin comme à Paris ; j’aurais accoutumé peut-être la nation à voir, sans s’étonner, des mœurs plus fortes que les siennes ; j’aurais préparé les esprits à un ouvrage plus fort que je médite et que je ne pourrai probablement exécuter. Il faudra me réduire à planter des marronniers et des pêchers… »

Le 12 octobre, il écrivait à M. Dumarsais : « Si les Français n’étaient pas si Français, mes Chinois auraient été plus Chinois, et Gengis encore plus Tartare. Il a fallu appauvrir mes idées et me gêner dans le costume pour ne pas effaroucher une nation frivole, qui rit sottement, et qui croit rire gaiement de tout ce qui n’est pas dans ses mœurs ou plutôt dans ses modes. »

Voltaire se résigna donc à faire ce qu’ont toujours fait les poètes dramatiques, il servit le public selon son goût. Il donna au terrible khan des Tartares une belle passion pour une belle Chinoise, dont les sentimens n’étaient pas plus chinois que le nom[1] ; et le tout produisit une tragédie pleine de vers magnifiques, d’idées grandes, de nobles sentimens encore trop chinois pour le parterre qui ne les goûta que médiocrement. Voltaire, qui était à cette époque fort distrait de Confucius par les contrefaçons de la Pucelle, dédia au maréchal de Richelieu cette composition austère dans laquelle il avait semé, selon son usage, quelques moralités philosophiques ; il s’applaudissait de l’énergie de certains vers tels que celui-ci :

Les lois vivent encore et l’emportent sur vous ;
vers un peu révolutionnaire, et que, dit-il, madame de Pompadour avait approuvé.

Au reste, Voltaire fit bien d’être de son temps et de son pays dans les sentimens et les idées ; seulement il était peut-être inutile d’aller leur chercher si loin un costume qui leur allait si peu. Mais, là encore,

  1. Idamé. Le son d n’existe pas en chinois.