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REVUE LITTÉRAIRE.

y a apporté, je veux dire avec le talent propre et personnel : le reste était déclamation, appareil d’école, attirail facile à prendre et que le dernier venu, eût-il moins de talent, portera plus haut en renchérissant sur tous les autres.

La plus sûre manière de sortir du raisonnement systématique et de la fougue esthétique est de faire, de s’appliquer à une œuvre particulière ; on y entre avec le système qu’on veut vérifier et illustrer ; mais, si l’on a quelque talent propre, original, ce talent se dégage bientôt à l’œuvre, et, avant la fin, il marche tout seul, il a triomphé. L’imagination et la sensibilité, quand on les possède, ont vite reconnu leurs traces, et la vraie poétique est trouvée.

Quelque chose d’analogue semble aujourd’hui arriver à M. Fortoul. L’idée dominante des deux volumes qu’il vient de publier n’est pas tout d’abord celle à laquelle nous avait accoutumé le critique humanitaire ; elle se montre même précisément opposée. Dans une introduction, l’auteur raconte comment, en un château assez voisin de Paris, chez le duc de…, qui, par ambition, s’est fait partisan très avancé des idées nouvelles, une société nombreuse, composée de militaires, de députés, d’artistes, de journalistes, se met à discuter un soir le grand sujet à la mode, à savoir si la source du progrès est dans la vie publique et sociale, ou s’il la faut chercher au foyer domestique. L’auteur, qui prend part à la discussion, est seul de ce dernier avis, et, pour l’appuyer, il demande la permission de lire à la compagnie un manuscrit de sa composition ; c’est Simiane, ou la Poésie de la Vie privée, le premier des deux romans.

Il se présente quelques objections à faire sur ce préambule. D’abord ce duc, qui a eu deux ancêtres ministres sous Louis XV, qui a puisé dans sa famille une pensée politique suivie et des traditions ambitieuses ; ce duc, aujourd’hui démocrate et socialiste avec arrière-pensée, quel est-il ? On cherche son nom, car il est notablement désigné ; mais on ne le trouve pas ; il n’y a pas en France de telles familles, de telles traditions politiques transmises, suivies et transformées ; cela sent plutôt les grandes familles whigs. Et puis toute cette société réunie dans le château nous est donnée comme très factice, très bigarrée, très déplaisante en somme, et elle doit l’être. On rencontre assurément, en France, de tels salons aujourd’hui, et plus qu’on ne voudrait ; mais c’est un singulier auditoire pour y venir plaider la vie privée et soutenir une thèse en faveur des humbles vertus.

La Grandeur de la Vie privée ! pourquoi cette affiche ? J’aimerais autant qu’on inscrivît au frontispice de l’ouvrage : la Gloire de l’Humilité, le Sublime de la Médiocrité ! La vie privée, en tant qu’elle est vraie, se vit avant tout, se pratique, se démontre par l’exemple et par le récit ; elle ne se préconise pas.

Qui sapit, in tacito gaudeat ille sinu,
a dit le poète élégiaque ; ce qui n’est pas moins vrai des félicités et des vertus domestiques que des amours mystérieuses. Lors même qu’on y lève le voile pour enseigner, il ne faut pas mettre l’enseigne.

Mais on s’explique aisément cet appareil de plaidoyer par la disposition pré-