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MUSICIENS FRANÇAIS.

s’y prend pas à dix fois pour être Mozart ou Beethoven. Dire génie, c’est dire élan créateur, verve spontanée, réalisation immédiate de l’œuvre par la seule force de la vocation. En pareil cas, la persévérance obstinée n’a que faire, la persévérance n’aide que le talent. Quand on a échoué jusqu’à la troisième épreuve, en vouloir tenter une quatrième serait folie ; d’ailleurs le public y consentirait-il désormais ? Le public veut qu’on le gagne à semblable partie, sans quoi il ne tient plus l’enjeu. Si nous parlons de la sorte à M. Berlioz, c’est que nous croyons sincèrement qu’il n’y a pour lui de chances de succès dans l’avenir que dans une transformation complète, c’est que nous voyons avec peine les plus nobles facultés instrumentales, mélodieuses peut-être (qui sait jusqu’à quel point les malheureuses prétentions qui le tourmentent n’ont pas perverti sa nature ?), se dépenser en stériles ébauches qui n’aboutissent qu’à l’imitation. Comment, en effet, prendre pour originales des œuvres dont tout le secret se rencontre dans Beethoven et dans Weber ? Qui pourrait nier que M. Berlioz n’emprunte à l’un la grandeur de l’orchestre et la puissance de sonorité, à l’autre le rhythme tourmenté à plaisir, l’irrégularité réfléchie de la période ? Quand l’orchestre de M. Berlioz tonne et mugit, c’est l’ame de la symphonie en la qui soulève ses tempêtes ; quand il s’éparpille en fantaisies charmantes, en gerbes merveilleuses, comme dans le trio de Benvenuto, c’est l’esprit du chantre d’Oberon qui le travaille. Ôtez de cette musique l’influence de Beethoven et de Weber, qu’y restera-t-il autre chose que ces modulations bizarres dont nous avons parlé, et qu’il faudrait classer plutôt dans l’art des hiéroglyphes que dans l’art des sons ? Est-ce donc de la sorte que le génie se révèle aux hommes ? Que M. Berlioz, que toutes ces jeunes intelligences qu’une logique fatale a poussées hors du cercle de l’activité commune, se hâtent d’y rentrer, et laissent là ces inventions singulières, nées d’une métaphysique mal entendue, qui ne peut en aucune manière être le fait de la musique, et dont jamais l’orchestre ou le clavier ne s’accommoderont. Généreux jeunes gens, dont le tort est d’avoir lu les philosophes avec des têtes exaltées de musiciens ! Spinosa, Kant, Herder, leur ont tourné l’esprit ; ils ont bu à plein verre, en famille, le vin capiteux de la théorie, et, comme dans leur ivresse ils voyaient double, ils ont pris leur talent pour le génie. De là tant d’illusions déçues, d’espérances évanouies, de douleurs sincères et profondes. Hélas ! pour un Beethoven, combien de Kreissler !


Henri Blaze.