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REVUE. — CHRONIQUE.

sance de Méhémet-Ali, sans qu’il y ait quelque part un grave malentendu, et sans que les intérêts essentiels des uns soient sacrifiés à ceux des autres ? L’intérêt de la France me paraît aussi clair que le jour : peut-il être le même que celui de la Russie ? J’en dirai autant de l’Angleterre, et j’ajouterai que les cabinets, libres de s’entendre sur un but commun, n’oseraient cependant pas faire marcher les unes à côté des autres, pour y travailler ensemble, les flottes russe, française et anglaise[1].

Malgré la longueur de cette lettre, je veux encore appeler un instant votre attention sur ce qui se passe du côté de la Perse. Ce ne sera point sortir de la question d’Orient. La Perse est, depuis quelques années, le théâtre d’une lutte sourde entre l’influence russe et l’influence anglaise, lutte qui vient de dégénérer en une rupture ouverte. La situation relative y est, d’ailleurs, la même qu’à Constantinople. Après avoir dépouillé et humilié la Perse sous le prédécesseur du souverain régnant, la Russie protège maintenant cette puissance et la fait servir d’instrument à sa politique, en dépit de la haine des populations. C’est ainsi qu’elle a déterminé le shah à entreprendre le siége d’Hérat, capitale d’un état allié des Anglais. Le siége d’Hérat n’a pas d’autre signification. Ameru-Khan, c’est le nom du chef qui règne à Hérat, est une espèce de sentinelle avancée de l’Inde anglaise au milieu de l’Asie centrale, à quelques journées de marche des frontières de la Russie. C’est donc en même temps pour inquiéter l’Angleterre et affaiblir la Perse que la Russie a poussé le shah à cette entreprise, malgré toutes les représentations contraires du ministre anglais à Téhéran, M. M’Neill. Le siége d’Hérat était commencé, et, chose étrange, le comte Simonich, envoyé de Russie en Perse, avait suivi le shah et son armée devant cette place, quand un courrier du ministre d’Angleterre fut arrêté avec ses dépêches sur le territoire persan. M. M’Neill demanda une réparation qu’il n’obtint pas, et fit alors occuper, par une division de troupes venues de Bombay, une île du golfe Persique voisine de la côte du Farsistan. Puis M. M’Neill annonça qu’il allait se retirer, si le prince ne renonçait point au siége de Hérat. Mais le souverain paraît s’obstiner à son entreprise, en dépit des immenses obstacles qu’il rencontre, obstacles qui seront peut-être insurmontables. Hérat a déjà résisté à deux assauts meurtriers, où les assiégeans ont perdu plusieurs milliers d’hommes, et le général russe qui les commandait. Voilà où en sont les choses. Il est possible qu’une pareille rupture ne soit point encore la guerre, mais elle y ressemble et y mène. Quand les relations de deux puissances en sont au point d’aigreur où étaient arrivées, depuis un certain temps, celles de l’Angleterre et de la

  1. Certains évènemens qui viennent de se passer dans la mer Noire, et dont on fait encore grand mystère à Pétersbourg et à Londres, mais qui ne peuvent tarder d’être connus, rapprocheront sans doute le terme d’une situation aussi forcée, et ne permettront pas à l’Angleterre d’avoir en Orient d’autres amis que les ennemis de la Russie et d’autres ennemis que ses amis.