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SPIRIDION.

possible ? est-il possible ? as-tu vu cela ? Il est donc revenu ? il est donc avec nous ? il t’a connu ? il t’a appelé ? Il ôtera la flèche de ton cœur ! C’est donc bien toi, mon enfant, toi qui l’as vu !

— Quel est-il donc, mon père, cet ami inconnu vers lequel mon cœur s’est élancé tout d’abord ? Failes-le-moi connaître, menez-moi vers lui, dites-lui de m’aimer comme je vous aime et comme vous semblez m’aimer aussi. Avec quelle reconnaissance n’embrasserais-je pas celui dont la venue remplit votre ame d’une telle joie !

— Il n’est pas en mon pouvoir d’aller vers lui, répondit Alexis. C’est lui qui vient vers moi, et il faut l’attendre. Sans doute, je le verrai aujourd’hui, et je te dirai ce que je dois te dire ; jusque-là ne me fais pas de questions, car il m’est défendu de parler de lui, et ne dis à personne ce que tu viens de me dire. — J’objectai que l’étranger ne m’avait pas semblé agir d’une manière mystérieuse, et que le frère convers avait dû le voir. Le père secoua la tête en souriant. — Les hommes de chair ne le connaissent point, dit-il.

Aiguillonné par la curiosité, je montai le soir même à la cellule du père Alexis ; mais il refusa de m’ouvrir la porte. — Laisse-moi seul, me dit-il ; je suis triste, je ne pourrais te consoler. — Et votre ami ? lui dis-je timidement. — Tais-toi, répondit-il d’un ton absolu ; il n’est pas venu ; il est parti sans me voir ; il reviendra peut-être. Ne t’en inquiète pas. Il n’aime pas qu’on parle de lui. Va dormir, et demain conduis-toi comme je te l’ai prescrit. Au moment où je sortais, il me rappela pour me dire : — Angel, a-t-il fait du soleil aujourd’hui ? — Oui, mon père, un beau soleil, une brillante matinée. — Et quand tu as rencontré cette figure, le soleil brillait ? — Oui, mon père. — Bon, bon, reprit il ; à demain.

Je suivis le conseil du père Alexis, et je restai au lit tout le lendemain. Le soir, je descendis au réfectoire à l’heure où le chapitre était assemblé, et, me jetant sur un plat de viandes fumantes, je le dévorai avidement ; puis, mettant mes coudes sur la table, au lieu de faire attention à la vie des saints qu’on lisait à haute voix, et que j’avais coutume d’écouter avec recueillement, je feignis de tomber dans une somnolence brutale. Alors les autres novices, qui avaient détourné les yeux avec horreur lorsqu’ils m’avaient vu dolent et contrit, se prirent à rire de mon abrutissement, et j’entendis les supérieurs encourager cette épaisse gaieté par la leur. Je continuai cette feinte pendant trois jours, et, comme le père Alexis me l’avait prédit, je fus mandé le soir du troisième jour dans la chambre du prieur. Je parus devant lui dans une attitude craintive et sans dignité ; j’affectai des