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REVUE. — CHRONIQUE.

Me serais-je donc trompé, quand je vous exposais, dans ma dernière lettre, l’impossibilité où se trouvait Méhémet-Ali de reconnaître et de laisser exécuter dans ses gouvernemens le traité de commerce signé à Constantinople par lord Ponsonby ? Aurais-je grossi à plaisir ce nuage, vers lequel je savais que tous les yeux étaient tournés avec inquiétude, et que je n’étais pas seul à croire chargé de tant de dangers pour la tranquillité du monde ? Voilà ce que je me demande depuis quelques jours, maintenant que Méhémet-Ali accepte le traité, et que déjà, dit-on, son puissant génie lui a fourni les moyens de suppléer, par des combinaisons nouvelles, aux ressources qui bientôt lui manqueront. Si cela est vrai, on ne peut que s’en féliciter. Un pareil résultat, une solution aussi simple d’un problème si épineux et si grave, rentrent trop dans les vues de conservation, de progrès pacifique, de conciliation et d’ordre général, que je vous ai développées, pour que je ne m’empresse pas de les adopter avec joie. Mais il me reste des doutes, sinon sur le fait même de l’acceptation du traité par Méhémet-Ali, au moins sur la manière dont cette acceptation doit s’entendre, et de toute façon je crois qu’il y a des explications à donner sur l’état passé et présent des choses en Égypte, afin de bien comprendre ce dont il s’agit, et de mieux préjuger l’avenir, si faire se peut.

On sait généralement, monsieur, que dans tous les pays orientaux, la propriété du sol n’existe pas sous les mêmes conditions, ni aussi parfaite et aussi absolue qu’en Europe. Les lois, ou plutôt les traditions qui la régissent, varient selon les lieux, les peuples, les degrés de civilisation et de richesse, et même selon certains faits antérieurs, comme celui de la conquête. En Syrie, par exemple, par l’effet de la conquête turque (c’est Volney qui l’atteste), le souverain était devenu seul propriétaire du sol ; il possédait seul tous les droits qui se rattachent à notre idée de la propriété. Mais ces droits, il ne les exerçait pas tous, ou ne les exerçait qu’incomplètement. Le fait de la possession et d’une longue exploitation avait insensiblement transformé le droit précaire et révocable du fermier ou tenancier en un titre de jouissance presque inamovible. Sous le gouvernement des mamelouks, la condition de l’Égypte, à cet égard, était absolument la même. La propriété du sol s’y confondait avec la souveraineté du pays. Le paysan arabe, le fellah, n’était pas propriétaire. Mais les cheiks et les beys mameloucks se partageaient la propriété imparfaite des villages et des terres, dont le droit absolu résidait dans la personne du souverain, le sultan de Constantinople. Je vous demande pardon de l’aridité de ces détails qui sont indispensables ici. Laissons maintenant la Syrie de côté, et ne nous occupons que de l’Égypte.

Tel est donc l’état dans lequel Méhémet-Ali trouva le droit de propriété territoriale en Égypte, et le laissa, si je ne me trompe, jusqu’en 1814. Pour le dire en passant, on peut voir dans l’admirable ouvrage de Volney à quelle misère cette condition de la propriété, jointe à plusieurs autres causes non moins actives, avait réduit l’une des contrées du monde les plus fertiles. Au