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EXPÉDITION AU SPITZBERG.

Maintenant on ne trouve plus à Bodœ que deux marchands et quelques ouvriers. L’église est à une demi-lieue de là, une jolie petite église bâtie dans une situation pittoresque, entre deux golfes, au pied d’une colline couverte de quelques arbustes. Il y avait là jadis une chapelle très ancienne, car cette province de Norland a été habitée dès les temps les plus reculés. Elle portait, au moyen-âge, le nom de Halogaland. Il en est souvent parlé dans les sagas islandaises. Mais ces vestiges d’antiquité ont disparu peu à peu, et il ne reste qu’un petit nombre de tumulus dispersés çà et là et quelques pierres sépulcrales sans inscription. Le seul monument un peu curieux que nous ayons trouvé dans les environs de la ville, est une pierre tumulaire du XVIIe siècle, placée dans la muraille de l’église et représentant un vieux prêtre de la paroisse avec sa calotte sur la tête, sa longue barbe, ses moustaches, une main sur la poitrine, une autre sur un livre. On me raconta que la femme de ce prêtre avait manqué à ses devoirs de fidélité conjugale. Quand il fut mort, il apprit dans l’autre monde ce qu’il avait toujours eu le bonheur d’ignorer dans celui-ci. Il revint chaque nuit reprocher à sa femme la faute qu’elle avait commise, et la malheureuse veuve, tourmentée par le remords, employa ses colliers, ses parures, à faire ériger cette tombe à son mari ; après quoi on assure qu’elle dormit tranquille. À la main droite sculptée sur la pierre, on remarque un doigt mutilé. Une légende populaire rapporte qu’un paysan le brisa un jour pour montrer sa force, mais au même instant il fut attaqué d’une maladie étrange que personne ne connaissait et dont nul médecin ne put le guérir.

Quand nous eûmes visité l’église, nous entrâmes dans la maison du prêtre. Elle est construite carrément comme un ancien castel : au milieu, une grande cour pavée, et de chaque côté une habitation. Ce fut un prêtre riche et ambitieux qui la bâtit. Il avait acheté, selon la taxe en usage au XVIIIe siècle, le titre d’évêque, et quand il eut reçu ses lettres-patentes, il voulut avoir une demeure qui convînt à sa dignité. Il fit venir chez lui un peintre renommé de Drontheim, et décora son salon et son cabinet de travail de quatre grandes toiles représentant des bergers et des bergères, de belles dames à paniers, tenant du bout des doigts une rose épanouie, et à leurs pieds de jolis jouvenceaux cueillant des fleurs. Le dessin de ces pastorales est tout ce qu’on peut voir de moins artiste ; mais le fait est curieux. En étudiant l’histoire de l’idylle dans ses diverses transformations, je n’avais pas encore appris qu’elle fût venue se nicher dans la demeure d’un prêtre de Norland, au 66e degré de latitude.

Au-delà de Bodœ, on entre dans le Vestfiord, si vaste en certains endroits, qu’on le prendrait pour la pleine mer. Mais après avoir navigué au large pendant quelques heures, on voit de nouveau reparaître des groupes de montagnes, des amas de rochers. Ce sont les îles Lofodden, l’un des points les plus remarquables de toute la Scandinavie. C’est là que chaque année les pêcheurs du Nord se rassemblent pour la pêche d’hiver. Il en vient de Finmark, de