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j’ai vu tout à l’heure mon spectre qui me montrait le sablier, et qui me faisait signe de renvoyer tous ces témoins inutiles ou malveillans. Dis-moi où en est le sable.

— Ô mon maître ! plus d’à-moitié écoulé dans le réceptacle.

— C’est bien, mon enfant… Donne-moi l’écrit… place-le sur ma poitrine, et mets tout de suite le linceul autour de mes reins.

Fulgence obéit, le front baigné d’une sueur froide. L’abbé lui prit les mains, et lui dit encore :

— Je ne m’en vais pas… Tous les élémens de mon être retournent à Dieu, et une partie de moi passe en toi.

Puis il ferma les yeux et se recueillit. Au bout d’une demi-heure, il les rouvrit, et dit :

— Cet instant est ineffable ; je ne fus jamais plus heureux… Fulgence, reste-t-il du sable ?

Fulgence tourna ses yeux humides vers le sablier. Il ne restait plus que quelques grains dans le récipient. Emporté par un mouvement de douleur inexprimable, il serra convulsivement les deux mains de son maître, qui étaient enlacées aux siennes, et qu’il sentait se refroidir rapidement. L’abbé lui rendit son étreinte avec force, et sourit en disant : — Voici l’heure !

En cet instant, Fulgence sentit une main pleine de chaleur se poser sur sa tête. Il se retourna brusquement, et vit debout derrière lui un homme en tout semblable à l’abbé, qui le regardait d’un air grave et paternel. Il reporta ses regards sur le mourant ; ses mains s’étaient détendues, ses yeux étaient fermés. Il avait cessé de vivre de la vie des hommes.

Fulgence n’osa se retourner. Partagé entre la terreur et le désespoir, il colla son visage au bord du lit, et perdit connaissance pendant quelques instans. Mais bientôt, se rappelant le devoir qu’il avait à remplir, il reprit courage, et acheva d’ensevelir son maître bien-aimé dans le linceul. Il arrangea le manuscrit avec le plus grand soin, plaça dessus le crucifix, suivant l’usage, et croisa les bras du cadavre sur la poitrine. À peine y furent-ils, qu’ils se raidirent comme l’acier, et il sembla à Fulgence que nul pouvoir humain n’eût pu arracher le livre à ce corps privé de vie.

Il ne le quitta pas une seule minute, et le porta lui-même, avec trois autres novices, dans l’église. Là, il se prosterna près de son catafalque, et y resta, sans prendre aucun aliment, ni goûter aucun sommeil, jusqu’à ce qu’il eût de ses mains soudé le cercueil, et qu’il eût vu de ses yeux sceller la pierre du caveau. Quand ce fut fait, il