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fut grand lorsqu’ils purent s’assurer que toute la communauté, sans en excepter un seul religieux, novice ou serviteur était rassemblée sur la galerie, tandis que l’ombre marchait toujours et que le plancher de la salle craquait sous ses pieds comme à l’ordinaire.

Cela dura plus d’un an. À force de messes et de prières, on satisfit, dit-on, cette ame en peine, et le premier anniversaire de la mort d’Hébronius vit cesser le prodige. Cependant une autre année s’écoula encore sans que personne osât entrer dans la salle à l’heure maudite. Comme on donne à chaque chose un nom de convention dans les couvens, on avait nommé cette heure le miserere, parce que, pendant l’année qu’avait duré la promenade du revenant, plusieurs novices, désignés à tour de rôle par les supérieurs, avaient été tenus d’aller réciter le miserere dans la galerie. Quand cette apparition eut cessé, et qu’on se fut familiarisé de nouveau avec les lieux hantés par l’esprit, on disait qu’à l’heure de midi, au moment où le soleil passait sur la figure du portrait d’Hébronius, on voyait ses yeux s’animer et paraître en tout semblables à des yeux humains.

Cette légende ne m’avait jamais trouvé railleur et superbe. Je prenais un singulier plaisir à l’entendre raconter, et long-temps avant l’époque où je connus intimement Fulgence, je m’étais intéressé à ce savant abbé, dont l’ame agitée n’avait peut-être pu encore entrer dans le repos céleste, faute d’avoir trouvé des amis assez courageux ou des chrétiens assez fervens pour demander et obtenir sa grace. Dans toute la naïveté de ma foi, je m’étais posé comme l’avocat de Spiridion auprès du tribunal de Dieu, et tous les soirs, avant de m’endormir, je récitais avec onction un De Profundis pour lui. Bien qu’il fût mort une quarantaine d’années avant ma naissance, soit que j’aimasse la grandeur de ce caractère dont on rapportait mille traits remarquables, soit qu’il y eût en moi quelque chose comme une prédestination à devenir son héritier, je me sentais ému d’une vive sympathie et d’une sorte de tendresse pieuse, en songeant à lui. J’avais horreur de l’hérésie, et je le plaignais si vivement d’avoir donné dans cette erreur, que je ne pouvais souffrir qu’on parlât devant moi de ses dernières années.

Néanmoins la prudence me défendait d’avouer cette sympathie. L’inquisition exercée sans cesse par les supérieurs eût incriminé la pureté de mes sentimens. Le choix que Fulgence fit de moi pour son ami et son consolateur eut lieu de me surprendre autant qu’il surprit les autres. Quelques-uns en furent blessés, mais personne ne songea à m’en faire un crime ; car je ne l’avais pas cherché, et on