Page:Revue des Deux Mondes - 1838 - tome 16.djvu/325

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
321
SPIRIDION.

depuis bien des années. Très peu de temps après, il tomba en paralysie, et me fit venir auprès de lui. Il me parut d’abord très gêné avec moi, et j’attendais vainement qu’il m’expliquât par quel hasard il m’avait choisi. Mais, voyant qu’il ne le faisait pas, je sentis ce qu’il y aurait eu d’indélicat à le lui demander, et je m’efforçai de lui montrer que j’étais reconnaissant et honoré de la préférence qu’il m’accordait. Il me sut gré de lui épargner toute explication, et nos relations s’établirent sur un pied de tendre intimité et de dévouement filial. Cependant la confiance eut peine à venir, quoique nous parlassions beaucoup ensemble et avec une apparence d’abandon. Le bon vieillard semblait avoir besoin de raconter ses jeunes années, et de faire partager à un autre l’enthousiasme qu’il avait pour son bien-aimé maître Spiridion. Je l’écoutais avec plaisir, éloigné que j’étais de concevoir aucune inquiétude pour ma foi ; et bientôt je pris tant d’intérêt à ce sujet, que, lorsqu’il s’en écartait, je l’y ramenais de moi-même. J’aurais bien, à cause des travaux inconnus qui avaient rempli les dernières années de l’abbé, gardé contre lui une sorte de méfiance, si les détails de sa vie m’eussent été transmis par un catholique moins régulier que Fulgence ; mais de celui-ci rien ne m’était suspect, et à mesure que par lui je me mis à connaître Spiridion, je me laissai aller à la sympathie étrange et toute puissante que m’inspirait le caractère de l’homme, sans m’alarmer des opinions finales du théologien. Cette sincérité vigoureuse et cette justice rigide qu’il avait apportées dans tous les actes de sa vie faisaient vibrer en moi des cordes jusque-là muettes. Enfin j’arrivai à chérir ce mort illustre comme un ami vivant. Fulgence parlait de lui et des choses écoulées depuis soixante ans, comme s’ils eussent été d’hier ; le charme et la vérité de ses tableaux étaient tels pour moi, que je finissais par croire à la présence du maître ou à son retour prochain au milieu de nous. Je restais parfois long-temps sous l’empire de cette illusion, et quand elle s’évanouissait, quand je revenais au sentiment de la réalité, je me sentais saisi d’une véritable tristesse, et je m’affligeais de mon erreur perdue avec une naïveté qui faisait sourire et pleurer à la fois le bon Fulgence. Malgré la résignation patiente avec laquelle ce digne religieux supportait son infirmité toujours croissante, malgré l’enjouement et l’expansion que ma présence lui apportait, il était facile de voir qu’un chagrin lent et profond l’avait rongé toute sa vie ; et plus ses jours déclinaient vers la tombe, plus ce chagrin mystérieux semblait lui peser. Enfin, sa mort étant proche, il m’ouvrit tout-à-fait son ame, et me dit qu’il m’avait jugé