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SPIRIDION.

en voyant qu’un autre moine, survenant au milieu de cette scène de terreur, avait ramassé la torche.

Je ne me rappelle pas sans une sorte de honte les pensées qui m’absorbèrent la nuit qui suivit les obsèques de Fulgence, tandis que je méditais agenouillé sur sa pierre tumulaire. Le souvenir de Spiridion m’était sans cesse présent : ébloui par le prestige de son audace intellectuelle et de cette puissance merveilleuse dont l’influence lui avait survécu si long-temps, je me sentis tout à coup possédé d’un ardent désir de marcher sur ses traces. La jeunesse est orgueilleuse et téméraire, et les enfans croient qu’ils n’ont qu’à ouvrir les mains pour saisir les sceptres qu’ont portés les morts. Je me voyais déjà abbé du couvent, comme Spiridion, maître de son livre, éblouissant le monde entier par ma science et ma sagesse. Je ne savais quelle était sa doctrine ; mais, quelle qu’elle fût, je l’acceptais d’avance, comme émanée de la plus forte tête de son siècle. Enthousiasmé par ces idées, je me levai instinctivement pour aller m’emparer du livre, et déjà je cherchais les moyens de soulever la pierre ; mais, au moment d’y porter les mains, je me sentis arrêté tout d’un coup par la pensée d’un sacrilége, et tous mes scrupules religieux, un instant écartés, revinrent m’assaillir en même temps. Je sortis de l’église à la fois charmé, tourmenté, épouvanté. L’orgueil humain et la soumission chrétienne étaient aux prises en moi ; je ne savais encore lequel triompherait, mais il me sembla que le sentiment qui avait, en une heure, pris autant de force que l’autre en dix ans, aurait bien de la peine à succomber. Cette lutte intérieure dura plusieurs jours. Enfin, mon intelligence vint au secours de l’orgueil et décida sa victoire. La foi s’enfuit devant la raison, comme l’obéissance fuyait devant l’ambition.

Ce ne fut point tout d’un coup cependant, et de parti délibéré, que j’abjurai la foi catholique. Lorsque j’accordai à mon esprit le droit d’examiner sa croyance, j’étais encore tellement attaché à cette croyance affaiblie, que je me flattais de la retremper au creuset de l’étude et de la méditation. Si elle devait s’écrouler au premier choc de l’intelligence, me disais-je, elle serait un bien pauvre et bien fragile édifice. La loi qui prescrit d’abaisser l’entendement devant les mystères a dû être promulguée pour les cerveaux faibles. Ces mystères divins ne peuvent être que de sublimes figures dont le sens trop vaste épouvanterait et briserait les cerveaux étroits. Mais Dieu aurait-il donné à l’intelligence sublime de l’homme, émanée de lui-même, les ténèbres pour domaine et la peur pour guide ? Non, ce serait ou-