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Angel ; peut-être même ne s’obtenait-elle pas du tout, car j’ignore si jamais aucun de nous avait eu le courage de la demander ou l’art de se la faire octroyer.

Pour moi, je n’y pensai seulement pas. La lutte qui s’était livrée au dedans de moi, lorsque ma soif de science s’était trouvée aux prises avec les résistances de ma foi, avait une bien autre importance que tous les combats où j’eusse pu m’engager avec des hommes. Dans cette circonstance comme dans tout le cours de ma vie, j’ai senti que j’étais doué d’une singulière insouciance pour les choses extérieures, et que le seul être qui pût m’effrayer, c’était moi-même. J’aurais pu pénétrer la nuit dans cet asile, à l’aide de quelque fausse clé, prendre les livres que je voulais étudier, les emporter et les cacher dans ma cellule. Cette prudence et cette dissimulation étaient contraires à mes instincts. J’entrai en plein jour, à l’heure de midi, dans la salle du chapitre ; je la parcourus dans sa longueur d’un pas assuré, et sans regarder derrière moi si quelqu’un me suivait, j’allai droit à la porte… porte fatale sur laquelle le Destin avait écrit pour moi les paroles de Dante :

Per me si va nell’eterno dolore.
Je la poussai avec une telle résolution et tant de vigueur, qu’elle obéit, bien qu’elle fût fermée par une forte serrure. J’entrai, mais aussitôt je m’arrêtai plein de surprise ; il y avait quelqu’un dans la bibliothèque, quelqu’un qui ne se dérangea pas, qui ne sembla pas s’apercevoir du fracas de mon entrée, et qui ne leva pas seulement les yeux sur moi ; quelqu’un que j’avais déjà vu une fois, et que je ne pouvais jamais confondre avec aucun autre. Il était assis dans l’embrasure d’une longue croisée gothique, et le soleil enveloppait d’un chaud rayon sa lumineuse chevelure blonde ; il semblait lire attentivement. Je le contemplai, immobile, pendant environ une demi-minute, puis je fis un mouvement pour m’élancer à ses pieds ; mais je me trouvai à genoux devant un fauteuil vide : la vision s’était évanouie dans le rayon solaire.


George Sand.


(La troisième partie au prochain no .)