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par une mutuelle dépendance : car l’écrivain qui ne prévoit pas ce qu’il va dire, qui trace le caractère de ses héros sans savoir le rôle qu’il leur assignera, s’impose l’improvisation comme une nécessité, et, quelle que soit la richesse de ses facultés, se soumet à toutes les chances de l’improvisation ; quoi qu’il fasse, il ne peut échapper à l’emploi des moyens vulgaires. Pour triompher des difficultés qui se multiplient sous ses pas, il est forcé de pousser la tragédie jusqu’au mélodrame, de violer la vraisemblance, de substituer souvent les aventures au développement des caractères. Mais parfois aussi son imprévoyance donne à son œuvre une fraîcheur, une vivacité singulière. Comme son œuvre est pour lui-même une perpétuelle nouveauté, comme il n’a pas eu le temps de prendre en dégoût le développement de sa pensée, de discuter, de mettre en doute la valeur des scènes qu’il raconte, s’il est richement doué, il apporte dans toutes les parties de son récit une ardeur continue qui manque souvent à la prévoyance. Il s’émeut, il s’amuse, et son esprit gagne en vivacité ce qu’il perd en logique et en précision.

Les trois personnages principaux du chef-d’œuvre de Prévost sont dessinés avec une vérité frappante. Les esprits les plus sévères ne peuvent nier la vie qui anime ces trois figures. Manon, le chevalier Desgrieux et Tiberge, méritent une admiration d’autant plus grande, qu’ils excitent notre sympathie sans le secours de la nouveauté. C’est là, si je ne m’abuse, un mérite bien rare parmi les poètes et les romanciers de nos jours. Il est plus facile de provoquer l’étonnement par la singularité des personnages et des incidens, que de produire sur la scène des personnages d’une vérité vulgaire et d’enchaîner notre attention par une action simple et facile à prévoir. Prévost n’a pas craint de se décider pour ce dernier parti, et nous devons dire que, dans le cours de son récit, il est demeuré presque toujours fidèle à son dessein. Le caractère de Manon Lescaut ferait honneur au poète le plus savant et le plus habile. Prévost n’essaie pas une seule fois de cacher les souillures et l’avilissement de ce personnage ; il se fie à la seule puissance de la vérité pour triompher des répugnances que Manon ne manquera pas de soulever, et il a raison ; car Manon, malgré ses nombreuses souillures, ne laisse pas languir l’intérêt un seul instant. Il lui arrive d’exciter la colère ; mais au moment même où elle appelle sur sa conduite le mépris de tous les cœurs généreux, la colère fait place à la compassion, et le lecteur poursuit, sans se lasser, cette douloureuse lecture. Il n’entre pas dans ma pensée de comparer le personnage de Manon aux figures idéales de Juliette,