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Que Manon se résigne à la pauvreté, qu’elle renonce à la parure et Desgrieux abandonnera sans regret sa coupable industrie. Elle a fait de lui un homme sans volonté, sans probité ; qu’elle dise un mot et il voudra, il fera le bien, s’il peut lui plaire et la retenir sans affronter la honte.

Le séjour de Desgrieux à Saint-Lazare, et la manière dont il s’échappe de sa prison, appartiennent, je le sais, au mélodrame plutôt qu’au roman. Mais je n’ai pas le courage de blâmer le moyen employé par Prévost pour amener les deux amans au dernier terme de la misère ; car dès que Manon, flétrie par son emprisonnement à l’hôpital, a perdu toute chance de se réhabiliter aux yeux du monde, l’amour de Desgrieux est soumis à une dernière épreuve plus cruelle que toutes les autres, et dans la peinture de cette dernière épreuve Prévost a déployé une admirable habileté. Désormais rangée dans la classe des filles perdues, Manon n’a plus de merci à espérer. Qu’elle commette une nouvelle faute, et elle sera déportée. L’expérience ne l’a pas instruite, le châtiment qu’elle a subi ne l’a pas corrigée ; arrêtée par ordre du lieutenant-général de police, elle partira pour la Nouvelle-Orléans, enchaînée sur une charrette au milieu de filles perdues comme elle. À cette heure suprême, Desgrieux n’abandonne pas Manon. Après avoir vainement essayé d’intéresser en sa faveur son père et le lieutenant-général de police, il se décide à la sauver par la violence au péril de sa vie. Lâchement trahi par ses complices, il achète des gardiens de Manon le droit de la suivre, de lui parler, de pleurer avec elle. Arrivé à la Nouvelle-Orléans, il goûte près de Manon un bonheur calme et sans mélange. Il oublie tous les plaisirs de la France, il oublie sa famille et la richesse qui l’attendait. Il ne regrette rien de ce qu’il a perdu pour sa maîtresse. Peu à peu le bonheur le ramène au sentiment du devoir. La fidélité de Manon ne court plus aucun danger ; elle n’a plus sous les yeux le spectacle de la richesse. Cependant Desgrieux désire que son union avec sa maîtresse soit bénie par l’église. Il espère que les paroles du prêtre effaceront de sa mémoire jusqu’aux dernières traces du passé. Il veut régler sa vie et consacrer à Manon le travail de ses journées. Quand le neveu du gouverneur, protégé par les coutumes arbitraires de la colonie, veut épouser Manon, Desgrieux défend son droit l’épée à la main ; délivré de son adversaire, il s’enfuit dans le désert avec sa maîtresse, et ne la quitte qu’après avoir recueilli son dernier soupir et enseveli pieusement ses dépouilles mortelles. Si la première et la seconde partie de cette histoire sont de nature à blesser