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un malheur qui nous touche, et donner à cette imitation une apparence de vérité telle que nous nous laissions émouvoir jusqu’à la douleur. Pour parvenir à cette apparence de vérité, il faut qu’une seule action, pitoyable et terrible, se passe devant nous, dans un lieu qui ne change pas, en un espace de temps qui excède le moins possible la durée de la représentation, en sorte que nous puissions croire assister au fait même, et non à une imitation. Voilà les premiers principes de la tragédie, qui sont communs aux modernes et aux anciens.

L’homme, qu’il s’agit de nous montrer, tombe dans le péril ou dans le malheur par une cause qui est hors de lui, ou en lui-même : hors de lui, c’est le destin, le devoir, la parenté, l’action de la nature et des hommes ; en lui, ce sont les passions, les vices, les vertus ; voilà la source de la différence des deux tragédies. Cette différence n’est pas le résultat d’un hasard ni d’une fantaisie ; elle a un motif simple et facile à dire.

Dans presque toutes les tragédies antiques, le malheur du principal personnage naissait d’une cause étrangère ; la fatalité y présidait ; cela devait être. Les poètes usaient de leurs moyens, et le dogme de la fatalité était la plus terrible comme la plus répandue des croyances populaires. Leurs théâtres contenaient dix mille spectateurs ; il s’agissait pour eux d’emporter le prix, et ils se servaient, pour soulever les masses, du levier le plus sûr qu’ils eussent sous la main. Qu’on examine seulement l’histoire des Atrides, qui a été le sujet de tant de tragédies : Agamemnon sacrifie sa fille, parce que les dieux la lui ont demandée ; Clytemnestre tue son mari pour venger la mort de sa fille ; Oreste arrive, et égorge sa mère, parce qu’elle a tué Agamemnon ; mais Oreste lui-même est frappé du châtiment le plus horrible, il tombe en démence, les furies le poursuivent, et vengent à leur tour Clytemnestre. Quel exemple, quelle recherche d’une fatalité aveugle, implacable ! Une pareille fable nous révolte ; il n’en était pas ainsi en Grèce ; ce qui ne nous semble qu’un jeu cruel du hasard, inventé à plaisir, était pour les Grecs un enseignement, car le hasard chez eux s’appelait Destin, et c’était le plus puissant de leurs dieux. Ils apprenaient à se résigner et à souffrir, à devenir stoïciens, en assistant à des spectacles semblables ; Aristote calcule et compare les diverses sortes de dénouemens, et, non-seulement il donne la préférence aux plus affreux, aux plus féroces, mais il ne craint pas de témoigner son mépris pour les dénouemens heureux. Il va plus loin : « La tragédie n’agit point, dit-il, pour imiter les mœurs, elle peut même s’en passer ; ce qu’il faut pour émouvoir, c’est un personnage