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REVUE DES DEUX MONDES.

§ i. — ROMANS ET POÉSIE.

ÉTUDES DE MŒURS AU xixe SIÈCLE. — LA FEMME SUPÉRIEURE, LA MAISON NUCINGEN, LA TORPILLE, par M. de Balzac[1]. — Les deux volumes sont précédés d’une préface qui n’en fait pas la portion la moins saillante. L’auteur, en parlant des trois nouvelles qu’il recueille et qu’il appelle trois fragmens, s’excuse de ce qu’on y trouvera d’incomplet, d’irrégulier, et se rejette au long sur les nécessités matérielles qui le commandent. Après un parallèle détaillé entre lui et Walter Scott, à qui il dit qu’il ne se comparera pas ; après avoir opposé les chefs-d’œuvre de l’art italien à nos peintures et sculptures de pacotille, il ajoute : « Le marbre est si cher ! l’artiste aura fait comme font les gens pauvres, comme la ville de Paris et le gouvernement qui mettent des papiers mâchés dans les monumens publics. Eh ! diantre, l’auteur est de son époque et non du siècle de Léon X, de même qu’il est un pauvre Tourangeau, non un riche Écossais. Toutes ces choses se tiennent. Un homme sans liste civile n’est pas tenu de vous donner des livres semblables à ceux d’un roi littéraire. Les critiques disent et le monde répète que l’argent n’a rien à faire à ceci… Rubens, Van-Dick, Raphaël, Titien, Voltaire, Aristote, Montesquieu, Newton, Cuvier, ont-ils pu monumentaliser leurs œuvres sans les ressources d’une existence princière ? J.-J. Rousseau ne nous a-t-il pas avoué que le Contrat social était une pierre d’un grand monument auquel il avait été obligé de renoncer ? Nous n’avons que les rognures d’un J.-J. Rousseau tué par les chagrins et par la misère… » Après avoir quelque temps continué sur ce ton, l’auteur s’attache à une phrase échappée à M. de Custine dans son livre sur l’Espagne : « En France, dit le spirituel touriste, Rousseau est le seul qui ait rendu témoignage par ses actes autant que par ses paroles à la grandeur du sacerdoce littéraire ; au lieu de vivre de ses écrits, de vendre ses pensées, il copiait de la musique, et ce trafic fournissait à ses besoins. Ce noble exemple, tant ridiculisé par un monde aveugle, me paraît, à lui seul, capable de racheter les erreurs de sa vie… Il y a loin de la dignité d’action du pauvre Rousseau à la pompeuse fortune littéraire des spéculateurs en philantropie, Voltaire et son écho lointain Beaumarchais… » M. de Balzac, après avoir, non sans raison, remarqué que cette sévérité contre les auteurs qui vendent leurs livres siérait mieux peut-être sous une plume moins privilégiée à tous égards que celle de M. de Custine, se donne carrière à son tour, se jette sur les contrefaçons, agite tout ce qu’il peut trouver de souvenirs à la fois millionnaires et littéraires : la conclusion est qu’à moins de devenir riche comme un fermier-général, on se maintient mal-aisément un grand écrivain. Les impressions que causera cette préface seront très diverses, et il y en aura de toutes sortes, à

  1. vol. in-8o, chez Werdet, 18, rue des Marais-Saint-Germain.