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SPIRIDION.

tholique ; voilà où l’histoire de l’individu diffère essentiellement de l’histoire des générations. Le travail des siècles modifie la nature de l’esprit humain ; il arrive avec le temps à la transformer. Les pères se dépouillent lentement de leurs erreurs, et cependant ils transmettent à leurs enfans des notions beaucoup plus nettes que celles qu’ils ont eues, parce qu’eux restent jusqu’à la fin de leurs jours empêchés par l’habitude et liés au passé par les besoins d’esprit que le passé leur a créés, tandis que leurs enfans, naissant avec d’autres besoins, se font vite d’autres habitudes, qui, vers le déclin de leur vie, n’empêcheront pas des lueurs nouvelles de se glisser en eux, mais ne seront nettement saisies que par une troisième génération. Ainsi, un même homme ne renferme pas en lui-même, à des degrés semblables, le passé, le présent et l’avenir des générations. Si son présent s’est formé du passé avec quelque labeur et quelque sagesse, l’avenir peut être en lui comme un germe ; mais, quels que soient son génie et sa vertu, il n’en goûtera point le fruit. Ainsi, dans leur connaissance, toujours incomplète et confuse de la vérité éternelle, les hommes ont pu passer à travers les siècles, du christianisme de saint Paul à celui de saint Augustin, et de celui de saint Bernard à celui de Bossuet, sans cesser d’être, ou du moins sans cesser de se croire chrétiens. Ces révolutions se sont accomplies avec le temps qui leur était nécessaire ; mais le cerveau d’un seul individu n’eût pu les subir et les accomplir de lui-même sans se briser, ou sans se jeter hors de la ligne où la succession des temps et le concours des travaux et des volontés ont su les maintenir.

Quelle situation terrible était donc la mienne ! Au xviiie siècle, j’avais été élevé dans le catholicisme du moyen-âge ; à vingt-cinq ans, j’étais presque aussi ignorant de l’antiquité qu’un moine mendiant du xie siècle. C’est du sein de ces ténèbres que j’avais voulu tout à coup embrasser d’un coup d’œil et l’avenir et le passé. Je dis l’avenir, car, étant resté par mon ignorance en arrière de six cents ans, tout ce qui était déjà dans le passé pour les autres hommes se présentait à moi revêtu des clartés éblouissantes de l’inconnu. J’étais dans la position d’un aveugle qui, recouvrant tout à coup la vue un jour, vers midi, voudrait se faire, avant le soir et le lendemain, une idée du lever et du coucher du soleil. Certes, ces spectacles seraient encore pour lui dans l’avenir, bien que le soleil se fût levé et couché déjà bien des fois devant ses yeux inertes. Ainsi le catholique, dès qu’il ouvre les yeux de son esprit à la lumière de la vérité, est ébloui et se cache le visage dans les mains, ou sort de la voie et tombe dans les abîmes.