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compris alors pourquoi Donatien, dont l’ambition guettait depuis long-temps la première place parmi nous, avait saisi l’occasion qui s’était offerte de m’éloigner des délibérations. Il savait que je ne l’estimais point, et que, malgré mon peu de goût pour le pouvoir et mon défaut absolu d’intrigue, je ne manquais pas de partisans. J’avais une réputation de science théologique qui m’attirait le respect naïf de quelques-uns ; j’avais un esprit de justice et des habitudes d’impartialité qui offraient à tous des garanties. Donatien me craignait : sous-prieur depuis deux ans, et tout-puissant sur ceux qui entouraient le prieur, il avait enveloppé ses derniers instans d’une sorte de mystère, et, avant de répandre la nouvelle de sa mort, il avait voulu me voir, sans doute pour sonder mes dispositions, pour me séduire, ou pour m’effrayer. Ne me trouvant point dans ma cellule, et connaissant fort bien mes habitudes, comme je l’ai su depuis, il s’était glissé sur mes traces jusqu’à la porte de la bibliothèque, qu’il avait refermée sur moi comme par mégarde. Puis, il avait condamné toutes les issues par lesquelles on pouvait approcher de moi, et il avait sur-le-champ fait entrer tout le monastère en retraite, afin de procéder dignement à l’élection du nouveau chef.

Grace à son influence, il avait pu violer tous les usages et toutes les règles de l’abbaye. Au lieu de faire embaumer et exposer le corps du défunt pendant trois jours dans la chapelle, il l’avait fait ensevelir précipitamment, sous prétexte qu’il était mort d’un mal contagieux. Il avait brusqué toutes les cérémonies, abrégé le temps ordinaire de la retraite, et déjà l’on procédait à son élection, lorsque, par un fait surnaturel, je fus rendu à la liberté. Quand l’office fut fini, on chanta le Veni Creator ; puis on resta un quart d’heure prosterné chacun dans sa stalle, livré à l’inspiration divine. Lorsque l’horloge sonna midi, la communauté défila lentement, et monta à la salle du chapitre pour procéder au vote général. Je me tins dans le plus grand calme et dans la plus complète indifférence, tant que dura cette cérémonie. Rien au monde ne me tentait moins que de contre-balancer les suffrages ; en eussé-je eu le temps, je n’aurais pas fait la plus simple démarche pour contrarier l’ambition de Donatien. Mais quand j’entendis son nom sortir cinquante fois de l’urne, quand je vis, au dernier tour de scrutin, la joie du triomphe éclater sur son visage, je fus saisi d’un mouvement tout humain d’indignation et de haine.

Peut-être, s’il eût songé à tourner vers moi un regard humble ou seulement craintif, mon mépris l’eût-il absous ; mais il me sembla qu’il me bravait, et j’eus la puérilité de vouloir briser cet orgueil