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Le calme avec lequel j’affrontai ces menaces le déconcerta beaucoup. Il voulait sans doute me faire parler sur mes croyances ; peut-être avait-il placé des témoins derrière la porte pour m’entendre apostasier dans un moment d’emportement. J’étais sur mes gardes, et je vis, dans cette circonstance, combien l’homme le plus simple a de supériorité sur le plus habile, lorsque celui-ci est mû par de mauvaises passions. Je n’étais certes pas rompu à l’intrigue comme ce moine cauteleux et rusé ; mais le mépris que j’avais pour l’enjeu me donnait tout l’avantage de la partie. J’étais armé d’un sang-froid à toute épreuve, et mes reparties calmes démontaient de plus en plus mon adversaire. Il se retira fort troublé. Jusque-là il ne m’avait point connu, disait-il d’un ton amèrement enjoué. Il m’avait cru plongé dans les livres, et ne se serait jamais douté que j’apportasse tant de prudence et de calcul dans les affaires temporelles. Il ajouta sournoisement qu’il faisait des vœux pour que mon orthodoxie en matière de religion lui fût bien démontrée ; car, dans ce cas, je lui paraissais le plus propre de tous à bien gouverner l’abbaye.

Le lendemain, mes trente partisans cabalèrent si bien, qu’ils détachèrent plus de quinze poltrons, jetés par la frayeur dans le parti de mon rival. Donatien était l’homme le plus redouté et le plus haï de la communauté ; mais il avait pour lui tous les anciens, qu’il avait su accaparer, et aux vices desquels son athéisme secret offrait toutes les garanties désirables. Il n’y a pas de plus grand fléau pour une communauté religieuse qu’un chef sincèrement dévot. Avec lui, la règle, qui est ce que le moine hait et redoute le plus, est toujours en vigueur, et vient à chaque instant troubler les douces habitudes de paresse et d’intempérance ; son zèle ardent suscite chaque jour de nouvelles tracasseries, en voulant ramener les pratiques austères, la vie de labeur et de privations. Donatien savait, avec le petit nombre des fanatiques, se donner les apparences d’une foi vive ; avec le grand nombre des indifférens, il savait, sans compromettre la dignité d’étiquette de la règle, et sans déroger aux apparences de la ferveur, donner à chacun le prétexte le plus convenable à la licence. Par ce moyen, son autorité était sans bornes pour le mal ; il exploitait les vices d’autrui au profit des siens propres. Cette manière de gouverner les hommes en profitant de leur corruption est infaillible, et, si j’étais le favori d’un roi, je la lui conseillerais.

Mais ce qui contre-balançait l’autorité naissante de Donatien, c’était ce qu’on savait de son humeur vindicative. Ceux qui l’avaient offensé un jour avaient à s’en repentir long-temps, et l’on craignait