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l’intérêt général du pays. Si don Salluste a été jugé par Marie de Neubourg digne de présider le cabinet de Madrid, c’est, pour elle du moins, un habile homme d’état ; la femme peut voir avec indignation, avec mépris, les dérèglemens de don Salluste, mais la reine doit pardonner au premier ministre, car, dans la pensée de la reine, l’intérêt de l’Espagne passe avant les plaintes d’une fille déshonorée. M. Hugo dit, il est vrai, que Marie de Neubourg a proposé à don Salluste d’épouser sa maîtresse, et lui a promis, à cette condition, de lui conserver sa faveur ; mais comme il donne à entendre que la fille séduite appartient aux dernières classes du peuple, une pareille proposition équivaut à une disgrace. Le moraliste peut juger sévèrement la conduite de don Salluste ; quant au poète, puisqu’il met en scène une reine et un grand d’Espagne, il doit leur prêter des sentimens conformes à leur position. Or, la rigueur de la reine n’est pas admissible ; si étroite que soit son intelligence, Marie de Neubourg doit craindre, en proposant à don Salluste une mésalliance, de se faire de lui un ennemi irréconciliable. Oublions cependant la maladresse de la reine, et voyons quelle vengeance médite don Salluste.

Le premier ministre disgracié n’imagine rien de mieux que d’infliger à Marie de Neubourg la peine du talion. Elle a voulu lui faire épouser une servante, il veut lui donner pour amant un laquais. Elle a tenté d’humilier l’orgueil d’un grand d’Espagne, il foulera sous ses pieds l’orgueil de la reine. Une pareille pensée est certes singulière ; mais les moyens mis en œuvre par don Salluste, pour la réaliser, ne sont pas moins singuliers. Il prend le nom et les titres d’un de ses parens pour les donner à son laquais ; il fait son laquais grand d’Espagne, comte, duc, et le présente à la cour ; et quand Ruy-Blas, étonné de ces faveurs subites, lui demande ce qu’il doit faire pour lui prouver sa reconnaissance, don Salluste lui répond avec une effronterie qui peut passer pour de l’ingénuité : Plaisez à la reine et soyez son amant. Et pour concevoir, pour prononcer ces étranges paroles, il lui a suffi d’entendre son laquais parler à un de ses anciens camarades de son amour pour la reine. En confiant à Ruy-Blas le soin de sa vengeance, quelles garanties prend-il contre lui ? Deux billets écrits par Ruy-Blas, sous sa dictée : un rendez-vous demandé à une femme qu’il ne nomme pas, et la promesse de le servir en toute occasion comme un bon et loyal domestique. Est-il possible de croire qu’un premier ministre disgracié prépare sa vengeance avec une telle gaucherie ? Conçoit-on qu’il donne à son laquais le nom et les titres d’un de ses parens, et qu’au lieu de tuer l’homme qu’il dépouille de