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RUY-BLAS.

à peu près sur la même ligne. Sans doute on reconnaît, dans la versification de Ruy-Blas, un homme habitué à manier la langue, initié à toutes les ruses de la rime ; mais il est impossible de ne pas déplorer l’incroyable usage que M. Hugo fait de son habileté. J’aimerais mieux cent fois un poète moins familiarisé avec les difficultés de la versification ; car il trouverait dans la langue une résistance salutaire, et ne soumettrait pas sa pensée à l’attraction magnétique de la rime. M. Hugo, décidé à ne tenir aucun compte de la syntaxe ni de l’idéal, dit si facilement tout ce qu’il veut, qu’il n’a pas le temps de vouloir et qu’il prend le cliquetis de ses rimes pour le bruit de sa pensée.

Il y a trois ans, lorsque nous parlions d’Angelo et que nous reprochions à M. Hugo de substituer la pompe du spectacle au développement des passions, nous ne pensions pas qu’il pût si rapidement faire d’Angelo un ouvrage presque humain. Ruy-Blas nous oblige à voir dans Tisbe, dans Catarina, des prodiges de vérité ; car ces deux femmes sont assurément plus près de la famille humaine que Ruy-Blas et don César. Comment le poète, sur qui la France de la restauration avait fondé de si magnifiques espérances, est-il arrivé si vite à démentir ses promesses ? Comment, après nous avoir donné les Feuilles d’automne et Marion de Lorme, a-t-il oublié une à une toutes les facultés dont se compose la conscience humaine ? Comment est-il descendu jusqu’à confondre l’homme et la chose, la vie et la pierre, le cœur et l’étoffe ? Ne faut-il pas chercher dans l’isolement la solution de ce problème ? M. Hugo a connu la gloire de trop bonne heure. Il s’est enivré d’applaudissemens à l’âge où les poètes les plus illustres tâtonnaient encore dans l’obscurité. Il s’est vu fêté, admiré, avant d’avoir mesuré le danger de la louange ; et lorsque des voix sévères se sont élevées pour lui signaler l’abîme où il allait tomber, il a fermé son oreille aux remontrances, aux conseils. Il s’est enfermé dans l’adoration de lui-même comme dans une citadelle. Il a nommé sincères toutes les paroles qui exprimaient pour lui une admiration sans bornes ; il a nommé méchantes toutes les paroles qui signifiaient le doute et la défiance. Les préfaces où il raconte la marche de sa pensée, comme Jules César racontait ses campagnes, en parlant de lui-même à la troisième personne, sont là pour attester l’isolement dont nous parlons. M. Hugo consentait à écouter le bruit de la foule quand la foule n’avait pour lui qu’une louange unanime, ou que du moins le bruit de la louange étouffait le bruit des sifflets et des railleries. Mais quand la foule s’est mise à douter de lui, à discuter la grandeur et la portée de son génie, à lui demander compte de ses promesses,