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ÉCRIVAINS MORALISTES ET CRITIQUES DE LA FRANCE.

M. de Châteaubriand. Il avait de l’un et de l’autre ; nous le trouvons un lien de plus entre eux : il achève le groupe. L’attention se reporte aujourd’hui sur M. de Fontanes, et M. Joubert en doit prendre sa part. Les écrivains illustres, les grands poètes, n’existent guère sans qu’il y ait autour d’eux de ces hommes plutôt encore essentiels que secondaires, grands dans leur incomplet, les égaux au dedans par la pensée de ceux qu’ils aiment, qu’ils servent, et qui sont rois par l’art. De loin ou même de près, on les perd aisément de vue ; au sein de cette gloire voisine, unique et qu’on dirait isolée, ils s’éclipsent, ils disparaissent à jamais, si cette gloire dans sa piété ne détache un rayon distinct et ne le dirige sur l’ami qu’elle absorbe. C’est ce rayon du génie et de l’amitié qui vient de tomber au front de M. Joubert et qui nous le montre.

M. Joubert de son vivant n’a jamais écrit d’ouvrage, ou du moins rien achevé : « Pas encore, disait-il quand on le pressait de produire, pas encore, il me faut une longue paix. » La paix était venue, ce semble, et alors il disait : « Le ciel n’avait donné de la force à mon esprit que pour un temps, et le temps est passé. » Ainsi, pour lui, pas de milieu : il n’était pas temps encore, ou il n’était déjà plus temps. Singulier génie toujours en suspens et en peine, qui se peint en ces mots : « Le ciel n’a mis dans mon intelligence que des rayons, et ne m’a donné pour éloquence que de beaux mots. Je n’ai de force que pour m’élever et pour vertu qu’une certaine incorruptibilité. » Il disait encore, en se rendant compte de lui-même et de son incapacité à produire : « Je ne puis faire bien qu’avec lenteur et avec une extrême fatigue. Derrière la force de beaucoup de gens il y a de la faiblesse. Derrière ma faiblesse il y a de la force ; la faiblesse est dans l’instrument. » Mais, s’il n’écrivait pas de livre, il lisait tous ceux des autres, il causait sans fin de ses jugemens, de ses impressions : ce n’était pas un goût simplement délicat et pur que le sien, un goût correctif et négatif de Quintilius et de Patru ; c’était une pensée hardie, provocante, un essor. Imaginez un Diderot qui avait de la pureté antique et de la chasteté pythagoricienne, un Platon à cœur de La Fontaine, a dit M. de Châteaubriand.

« Inspirez, mais n’écrivez pas, » dit Le Brun aux femmes. — « C’est, ajoute M. Joubert, ce qu’il faudrait dire aux professeurs (aux professeurs de ce temps-là) ; mais ils veulent écrire et ne pas ressembler aux Muses. » Eh bien ! lui, il suivait son conseil, il ressemblait aux Muses. Il était le public de ses amis, l’orchestre, le chef du chœur qui écoute et qui frappe la mesure.