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Page:Revue des Deux Mondes - 1838 - tome 16.djvu/72

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REVUE DES DEUX MONDES.

finissait comme il avait commencé, et retrouvait en vain, au terme de sa carrière, les inspirations des campagnes d’Italie. Les divisions russes, en marche sur Paris par les rives de la Seine, venaient d’être mises en déroute au combat de Nangis, où dix mille étrangers avaient succombé ; un officier, gravement blessé, avait quitté le corps d’armée commandé par le général Gérard, et gagnait par Étampes la route de la Beauce. Il pouvait à peine se tenir à cheval ; épuisé de fatigue, il frappa un soir à la porte d’une ferme de belle apparence, où il demanda un gîte pour la nuit. Après lui avoir donné un bon souper, le fermier, qui n’avait pas plus de vingt-cinq ans, lui amena sa femme jeune et jolie campagnarde, à peu près du même âge, et déjà mère de cinq enfans. En la voyant entrer, l’officier ne put retenir un cri de surprise, et la belle fermière le salua d’un sourire. — Ne me trompé-je pas ? dit l’officier ; n’avez-vous pas été demoiselle de compagnie auprès de Mme Doradour, et ne vous appelez-vous pas Marguerite ?

— À votre service, répondit la fermière, et c’est au colonel comte Gaston de la Honville, que j’ai l’honneur de parler, si j’ai bonne mémoire. Voici Pierre Blanchard, mon mari, à qui je dois d’être encore au monde ; embrassez mes enfans, monsieur le comte, c’est tout ce qui reste d’une famille qui a long-temps et fidèlement servi la vôtre. — Est-ce possible ? répondit l’officier ; que sont donc devenus vos frères ? — Ils sont restés à Champaubert et à Montmirail, dit la fermière d’une voix émue ; et depuis six ans, notre père les attendait. — Et moi aussi, poursuivit l’officier, j’ai perdu ma mère, et, par cette seule mort, j’ai perdu autant que vous. À ces mots, il essuya une larme.

— Allons, Pierrot, ajouta-t-il gaiement en s’adressant au mari, et en lui tendant son verre, buvons à la mémoire des morts, mon ami, et à la santé de tes enfans ! il y a de rudes momens dans la vie ; le tout est de savoir les passer !

Le lendemain, en quittant la ferme, l’officier remercia ses hôtes, et, au moment de remonter à cheval, il ne put s’empêcher de dire à la fermière : Et vos amours d’autrefois, Margot, vous en souvient-il ?

— Ma foi, monsieur le comte, répondit Margot, ils sont restés dans la rivière.

— Et avec la permission de monsieur, ajouta Pierrot, je n’irai pas les y repêcher.


Alfred de Musset