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de nouvelles voies à la science. Dans ce genre d’ouvrage, la passion politique peut devenir un aiguillon puissant pour l’esprit de recherche et de découverte ; si elle ferme sur certains points l’intelligence, elle l’ouvre et l’excite sur d’autres ; elle suggère des aperçus, des divinations, parfois même des élans de génie auxquels l’étude désintéressée et le pur zèle de la vérité n’auraient pas conduit. Quoi qu’il en soit pour Dubos, nous lui devons le premier exemple d’une attention vive et patiente dirigée vers la partie romaine de nos origines nationales. C’est lui qui a retiré du domaine de la simple tradition le grand fait de la persistance de l’ancienne société civile sous la domination des Barbares, et qui, pour la première fois, l’a fait entrer dans la science. On peut, sans exagération, dire que la belle doctrine de Savigny, sur la perpétuité du droit romain, se trouve en germe dans l’Histoire critique de l’établissement de la monarchie française[1].

Ce livre eut à la fois un grand succès de parti et un grand succès littéraire ; il fut classé dans l’opinion comme le meilleur antidote contre le venin des systèmes aristocratiques. Il produisit une forte impression sur les bénédictins eux-mêmes, ces apôtres de la science calme et impartiale, et ses nouveautés les plus aventureuses trouvèrent crédit auprès de dom Bouquet, le premier auteur du vaste recueil des historiens de la France et des Gaules[2]. Lorsque Montesquieu, terminant son immortel ouvrage de l’Esprit des Lois, voulut jeter un regard sur les problèmes fondamentaux de notre histoire, il se vit en présence de deux systèmes rivaux qui ralliaient, dans des sphères différentes, les convictions et les passions contemporaines. Dubos venait de mourir, et Boulainvillers était mort depuis plus de vingt ans[3] ; mais ces deux hommes, personnifications de deux grandes théories d’histoire et de politique, semblaient encore des figures vivantes assises sur les débris du passé dont elles expliquaient, chacune en sens contraire, la loi et les rapports avec le présent ; leur puissance sur les esprits qu’ils divisaient, l’obligea de s’occuper d’eux, et de donner sur eux son jugement. « M. le comte de Boulain-

  1. Voy. l’Histoire du Droit romain au moyen-âge, par F. C. de Savigny traduite de l’allemand par M. Charles Guenoux, 1830.
  2. Dans un grand nombre de notes, au bas des pages des deux premiers volumes, l’auteur de l’Histoire critique de l’établissement de la monarchie française est cité quelquefois d’une manière assez gratuite, mais toujours avec cette qualification : doctissimus abbas Dubos.
  3. Le dernier mourut en 1722, le premier en 1742 ; c’est en 1748 que fut publié l’Esprit des Lois.