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Page:Revue des Deux Mondes - 1839 - tome 17.djvu/316

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REVUE DES DEUX MONDES.

route augmentait sa colère ; il poussa son cheval à travers champs, et dirigea sa course vers la plage déserte et inculte qui règne le long de la mer. Quand il ne fut plus troublé par la rencontre de ces paysans tranquilles dont il enviait le sort, il respira : la vue de ce lieu sauvage était d’accord avec son désespoir et diminuait sa colère ; alors il put se livrer à la contemplation de sa triste destinée.

— À mon âge, se dit-il, j’ai une ressource : aimer une autre femme ! — À cette triste pensée, il sentit redoubler son désespoir ; il vit trop bien qu’il n’y avait pour lui qu’une femme au monde. Il se figurait le supplice qu’il souffrirait en osant prononcer le mot d’amour devant une autre qu’Hélène : cette idée le déchirait.

Il fut pris d’un accès de rire amer. — Me voici exactement, pensa-t-il, comme ces héros de l’Arioste qui voyagent seuls parmi des pays déserts, lorsqu’ils ont à oublier qu’ils viennent de trouver leur perfide maîtresse dans les bras d’un autre chevalier… Elle n’est pourtant pas si coupable, se dit-il en fondant en larmes après cet accès de rire fou ; son infidélité ne va pas jusqu’à en aimer un autre. Cette ame vive et pure s’est laissé égarer par les récits atroces qu’on lui a faits de moi ; sans doute on m’a représenté à ses yeux comme ne prenant les armes pour cette fatale expédition que dans l’espoir secret de trouver l’occasion de tuer son frère. On sera allé plus loin, on m’aura prêté ce calcul sordide, qu’une fois son frère mort, elle devenait seule héritière de biens immenses Et moi, j’ai eu la sottise de la laisser pendant quinze jours entiers en proie aux séductions de mes ennemis ! Il faut convenir que, si je suis bien malheureux, le ciel m’a fait aussi bien dépourvu de sens pour diriger ma vie ! Je suis un être bien misérable, bien méprisable ! ma vie n’a servi à personne, et moins à moi qu’à tout autre.

À ce moment, le jeune Branciforte eut une inspiration bien rare en ce siècle-là ; son cheval marchait sur l’extrême bord du rivage, et quelquefois avait les pieds mouillés par l’onde ; il eut l’idée de le pousser dans la mer et de terminer ainsi le sort affreux auquel il était en proie. Que ferait-il désormais, après que le seul être au monde qui lui eût jamais fait sentir l’existence du bonheur venait de l’abandonner ? Puis tout à coup une idée l’arrêta. — Que sont les peines que j’endure, se dit-il, comparées à celles que je souffrirai dans un moment, une fois cette misérable vie terminée ? Hélène ne sera plus pour moi simplement indifférente comme elle l’est en réalité ; je la verrai dans les bras d’un rival, et ce rival sera quelque jeune seigneur romain, riche et considéré ; car, pour déchirer mon