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à l’intérêt du récit, et ne sert qu’à nous rendre plus sévère. Personne, je crois, ne sera tenté de m’accuser de pruderie ; toutes les fois qu’il m’est arrivé de juger une œuvre littéraire, j’ai mis la morale hors de cause. Ce n’est donc pas au nom de la morale que je blâme les premiers chapitres de Louise Cerneil ; c’est au nom du goût. Les amans et les amies de Louise, vrais ou non, ne nous inspirent aucun intérêt, et parlent d’ailleurs un langage que la plupart des lecteurs ne comprendront pas. Quoique le personnage de Mathilde ne soit pas intimement lié au récit, je ne considère cependant pas comme inutile le dialogue de Louise et de Mathilde. Ces deux femmes, qui sont arrivées, par le désordre, au même isolement, aux mêmes souffrances, comprennent diversement leur condition, et leur franchise n’est pas sans profit pour le lecteur. Mathilde apprécie avec une grande justesse l’amour que peuvent inspirer les femmes perdues. On ne peut nier qu’elle ne donne à Louise des conseils pleins de raison. Si Louise veut garder long-temps près d’elle Adolphe Silas, il faut qu’elle consente à ne pas le posséder tout entier ; si elle essaie de l’enlever au monde, de l’enchaîner, elle ne fera que hâter le jour de l’abandon. Mais pourquoi n’avoir pas placé dans la bouche du narrateur l’histoire entière de Louise ? Pourquoi sommes-nous obligés, pour connaître la suite de cette histoire, de lire un manuscrit dérobé par Louise elle-même au secrétaire d’Adolphe Silas, tandis que son amant cuve son ivresse ? Cette fiction est très inutile, et, loin d’ajouter à la vraisemblance du récit, nous rappelle que nous lisons un roman. L’histoire de Louise, jugée en elle-même, abstraction faite des petits moyens auxquels l’auteur a eu recours, est très vulgaire et très languissante. Une fille qui se vend par vanité, pour porter à son tour les parures éclatantes qui l’ont éblouie, n’offre à l’imagination du romancier que des ressources bien mesquines. Pour nous intéresser, pour nous émouvoir, il faut qu’elle se passionne, qu’elle aime un homme environné de l’estime du monde, et qu’elle trouve dans son avilissement, dans le mépris général qui l’a flétrie, un obstacle infranchissable. Telle est, en effet, la situation de Louise en face d’Adolphe Silas. M. Soulié a bien compris que, sans cette lutte douloureuse, Louise serait pour nous un personnage insignifiant. Mais cette lutte est indiquée plutôt que racontée ; c’est à peine si nous l’entrevoyons. Aussi n’hésitons-nous pas à dire que le sujet choisi par M. Soulié n’est pas traité. La question poétique est posée, mais elle demeure entière, et nous espérons qu’un jour l’auteur la reprendra, pour la développer, pour la résoudre, dans un roman rapide et vrai comme Diane de Chivri.

Je ne sais pourquoi M. Soulié s’est cru obligé de nous raconter la vie du père de Louise. Tous ces détails, placés ailleurs, auraient au moins le mérite de la singularité. On s’intéresserait peut-être à la destinée d’un helléniste assez mal avisé pour épouser une danseuse de corde, réduit à la misère pour s’être laissé battre par sa femme, et n’ayant plus d’autre ressource que d’offrir ses traits flétris par la souffrance aux peintres qui ont à représenter des anachorètes. Mais quel rapport y a-t-il entre cette biographie et celle de