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Page:Revue des Deux Mondes - 1839 - tome 17.djvu/418

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immense fortune, se vengeait par sa morgue du tort de sa naissance, et se montrait, en toute occasion, énormément et impitoyablement riche. Il n’était donc pas homme à laisser entrer dans son salon le fils d’un orfèvre ; mais, comme mademoiselle Godeau avait les plus beaux yeux du monde, que Croisilles n’était pas mal tourné, et que rien n’empêche un joli garçon de devenir amoureux d’une belle fille, Croisilles adorait mademoiselle Godeau, qui n’en paraissait pas fâchée. Il pensait donc à elle tout en regagnant le Havre, et, comme il n’avait jamais réfléchi à rien, au lieu de songer aux obstacles invincibles qui le séparaient de sa bien-aimée, il ne s’occupait que de trouver une rime au nom de baptême qu’elle portait. Mademoiselle Godeau s’appelait Julie, et la rime était aisée à trouver. Croisilles, arrivé à Honfleur, s’embarqua le cœur satisfait, son argent et son madrigal en poche, et, dès qu’il eut touché le rivage, il courut à la maison paternelle.

Il trouva la boutique fermée ; il y frappa à plusieurs reprises, non sans étonnement ni sans crainte, car ce n’était point un jour de fête ; personne ne venait. Il appela son père, mais en vain. Il entra chez un voisin pour demander ce qui était arrivé ; au lieu de lui répondre, le voisin détourna la tête, comme ne voulant pas le reconnaître. Croisilles répéta ses questions ; il apprit que son père, depuis longtemps gêné dans ses affaires, venait de faire faillite, et s’était enfui en Amérique, abandonnant à ses créanciers tout ce qu’il possédait.

Avant de sentir tout son malheur, Croisilles fut d’abord frappé de l’idée qu’il ne reverrait peut-être jamais son père. Il lui paraissait impossible de se trouver ainsi abandonné tout à coup ; il voulut à toute force entrer dans la boutique, mais on lui fit entendre que les scellés étaient mis ; il s’assit sur une borne, et, se livrant à sa douleur, il se mit à pleurer à chaudes larmes, sourd aux consolations de ceux qui l’entouraient, ne pouvant cesser d’appeler son père, quoiqu’il le sût déjà bien loin ; enfin il se leva, honteux de voir la foule s’attrouper autour de lui, et, dans le plus profond désespoir, il se dirigea vers le port.

Arrivé sur la jetée, il marcha devant lui comme un homme égaré qui ne sait où il va ni que devenir. Il se voyait perdu sans ressources, n’ayant plus d’asile, aucun moyen de salut, et, bien entendu, plus d’amis. Seul, errant au bord de la mer, il fut tenté de mourir en s’y précipitant. Au moment où, cédant à cette pensée, il s’avançait vers un rempart élevé, un vieux domestique, nommé Jean, qui servait sa famille depuis nombre d’années, s’approcha de lui.

— Ah ! mon pauvre Jean ! s’écria-t-il, tu sais ce qui s’est passé