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Page:Revue des Deux Mondes - 1839 - tome 17.djvu/439

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CROISILLES.

pauvre femme, fort âgée, semblait avoir été mise ou plutôt laissée au monde comme un échantillon des misères humaines. Aveugle, goutteuse, presque sourde, elle vivait seule dans un grenier ; mais une gaieté plus forte que le malheur et la maladie la soutenait à quatre-vingts ans et lui faisait encore aimer la vie ; ses voisins ne passaient jamais devant sa porte sans entrer chez elle, et les airs surannés qu’elle fredonnait égayaient toutes les filles du quartier. Elle possédait une petite rente viagère qui suffisait à l’entretenir ; tant que durait le jour, elle tricotait ; pour le reste, elle ne savait pas ce qui s’était passé depuis la mort de Louis XIV.

Ce fut chez cette respectable personne que Julie se fit conduire en secret. Elle se mit, pour cela, dans tous ses atours ; plumes, dentelles, rubans, diamans, rien ne fut épargné : elle voulait séduire ; mais sa vraie beauté, en cette circonstance, fut le caprice qui l’entraînait. Elle monta l’escalier raide et obscur qui menait chez la bonne dame, et, après le salut le plus gracieux, elle parla à peu près ainsi :

— Vous avez, madame, un neveu nommé Croisilles, qui m’aime et qui a demandé ma main ; je l’aime aussi et voudrais l’épouser ; mais mon père, M. Godeau, fermier-général de cette ville, refuse de nous marier, parce que votre neveu n’est pas riche. Je ne voudrais pour rien au monde être l’occasion d’un scandale, ni causer de la peine à personne ; je ne saurais donc avoir la pensée de disposer de moi sans le consentement de ma famille. Je viens vous demander une grace que je vous supplie de m’accorder ; il faudrait que vous vinssiez vous-même proposer ce mariage à mon père. J’ai, grâce à Dieu, une petite fortune qui est toute à votre service ; vous prendrez, quand il vous plaira, cinq cent mille francs chez mon notaire, vous direz que cette somme appartient à votre neveu, et elle lui appartient en effet ; ce n’est point un présent que je veux lui faire, c’est une dette que je lui paye, car je suis cause de la ruine de Croisilles, et il est juste que je la répare. Mon père ne cédera pas aisément ; il faudra que vous insistiez et que vous ayez un peu de courage ; je n’en manquerai pas de mon côté. Comme personne au monde, excepté moi, n’a de droit sur la somme dont je vous parle, personne ne saura jamais de quelle manière elle aura passé entre vos mains. Vous n’êtes pas très riche non plus, je le sais, et vous pouvez craindre qu’on ne s’étonne de vous voir doter ainsi votre neveu ; mais songez que mon père ne vous connaît pas, que vous vous montrez fort peu par la ville, et que par conséquent il vous sera facile de feindre que vous