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la famille, et substituer une servile obéissance à la soumission filiale ? Non, sans doute ; mais d’une part ils étaient sûrs que la tendresse tempérerait l’autorité, que l’affection adoucirait la loi ; d’une autre part, ils savaient qu’au sein d’une famille ainsi réglée, les enfans trouveraient un joug salutaire pour les plier à la subordination, un frein puissant pour les préserver de leurs écarts, une école austère pour leur apprendre les vertus et les devoirs du citoyen. Supposons cependant que ces législateurs, trompés dans leurs intentions et dans leurs espérances, n’eussent fait que sanctionner involontairement un esclavage abrutissant, il serait alors bien certainement arrivé, ou que d’autres législateurs, témoins et souvent aussi victimes du despotisme paternel, auraient modifié les lois de leurs prédécesseurs, ou que le code barbare, imposé à la famille, serait tombé de lui-même, frappé d’impuissance et de réprobation. Tel est, en effet, le sort des lois qui outragent l’humanité : la nature ne permet point qu’elles soient applicables[1]. Or, rien de pareil n’arriva pendant plusieurs siècles. Chez les Romains même, ce peuple, comme on sait, si attentif à perfectionner son droit, tandis que la condition des esclaves allait s’améliorant et devenant plus douce, une législation draconienne continua de régir la famille. « Le droit de bourgeoisie romaine, dit Beaufort, conférait aux pères sur les enfans le pouvoir le plus arbitraire et le plus étendu… La condition des enfans était en quelque sorte plus dure que celle des esclaves mêmes… Il était permis aux pères, non-seulement de faire emprisonner leurs enfans, de les exposer, de les fouetter, de les reléguer à la campagne pour les y faire travailler, mais même de les faire mourir de tel genre de mort qu’ils jugeaient l’avoir mérité[2]. » Concluons donc que, puisqu’on laissa les pères jouir de droits si exorbitans, c’est qu’il n’en abusèrent point, et qu’il résulta, au contraire, de leur immense autorité, tout le bien qu’on s’en était promis. Cette conséquence n’a point échappé à l’historien que nous venons de citer : « Si les abus, dit encore Beaufort, eussent été fréquens, les lois y auraient sans doute pourvu ; mais il ne paraît pas qu’on ait mis des bornes à cette grande autorité, tant que dura la république. Le père de famille resta juge souverain dans sa maison. C’était un moyen sûr de trancher la matière à bien des procès ; mais aussi quelle ne devait pas être la probité et la vertu d’un peuple, pour qu’on y pût prendre cette confiance, et pour que, pendant plusieurs siècles, il ne s’y soit glissé aucun abus, de manière que, tant qu’a duré la république, on n’ait été obligé de faire aucun changement, ni d’apporter aucune modification à cette loi. »

Il n’est donc pas permis de faire commencer l’esclavage au sein de la famille ; la raison, la morale et l’histoire s’y opposent.

  1. Ainsi, nous dit Aulu-Gelle, la loi des XII tables, qui autorisait plusieurs créanciers à se partager le corps d’un débiteur insolvable, ne fut jamais exécutée : « Dissectum esse antiquitus neminem equidem neque legi, neque audivi (XX, I, pag. 873). »
  2. Républ. rom., tom. II, pag. 125.