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l’esprit. La religion a perdu, ainsi que la philosophie, tout sentiment de justice et d’égalité. Les esclaves n’ont point de dieux, dit Eschyle, et la jurisprudence romaine définit le droit du maître, le droit d’user et d’abuser. C’était là, en effet, la seule définition possible ; car la loi protégeait dans l’esclave, non pas l’être, mais la chose, la propriété de l’homme libre. Caton fait fouetter ses esclaves jusqu’à lasser dix bourreaux ; lorsqu’ils sont infirmes ou vieux, il les vend avec ses brebis chétives et ses vieilles charrues. Pour un vase brisé, Pollion les fait jeter aux Murènes. Les Scythes leur crèvent les yeux pour les empêcher d’être distraits pendant le travail. À Sparte, quand les ilotes s’agitent et murmurent, les citoyens se répandent en armes dans les campagnes et les tuent.

L’esclavage, a-t-on dit, est un progrès sur la barbarie. Servus, homme qu’on a sauvé, prisonnier à qui on a fait grace ! Qu’importe, puisque le droit de tuer subsistait toujours. Ainsi, lors de la prise de Jérusalem, sous Vespasien, on avait gardé pour l’esclavage une grande partie des habitans ; mais un soldat en remuant un cadavre trouva de l’or dans ses entrailles. Le bruit se répandit aussitôt dans l’armée romaine que les Juifs avaient avalé leur or. On les égorgea tous.

On sait les infinies souffrances de l’ergastule, étroit cachot où les esclaves étaient entassés chargés de chaînes. Les gardiens les battaient chaque jour à heure fixe, afin de les former à la douleur ; ils ne sortaient de la prison que pour aller au travail, et alors c’étaient des fatigues sans repos. Les plus jeunes remuaient les fardeaux, cultivaient la terre ; les vieux écrasaient le grain sous la meule ; et pour les empêcher de porter à leur bouche quelques poignées de ce grain, on leur attachait au cou de larges planches. Un esclave vigoureux rapportait à son maître un bénéfice net de 25 centimes par journée de travail, et, pour prix de ses labeurs, il recevait par mois vingt litres de blé environ et vingt-cinq litres de vin : ce vin, dont Caton nous a conservé la recette, était étendu de vinaigre, d’eau douce et d’eau de mer vieillie. Le prix des esclaves variait suivant leur âge, leur force, leur origine, leur beauté ; les hommes nés d’une nation indépendante étaient peu recherchés des acheteurs, parce qu’ils gardaient dans la servitude des instincts de liberté. Les Espagnols se vendaient à vil prix, on redoutait leur penchant au meurtre ; mais on payait largement les qualités lascives des Phrygiennes, les graces et l’esprit des femmes de Milet. Du reste, le prix des plus belles femmes s’élevait rarement au-delà de 2,800 fr. de notre monnaie. Dans la Thrace, en Afrique, dans les Gaules, il était facile d’acquérir une jeune fille pour quelques poignées de sel ou un peu de vin ; en Sicile, l’échanson avait moins de valeur que la coupe. Ainsi, une pièce d’or, une poignée de sel, livraient aux plus hideuses fantaisies du vice la jeunesse et la beauté ; la femme, le jeune garçon, réduits en servitude, devaient tout subir du maître et de ses amis. À Rome, la politesse voulait même qu’on offrît avant le repas des esclaves aux plaisirs des convives, et, par un singulier raffinement de barbarie et de dépravation, on imprimait