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LA PAPAUTÉ AU MOYEN-ÂGE.

qui n’eût été élu et ordonné d’après les saints canons et l’autorité des apôtres ; enfin, comme il sentit approcher la mort, il prononça ces paroles qui furent les dernières : « J’ai aimé la justice et j’ai haï l’iniquité ; c’est pourquoi je meurs dans l’exil[1]. »

Jamais destinées individuelles ne se sont mêlées davantage à l’histoire du monde ; et voilà une biographie qu’il fallait esquisser, puisqu’elle enveloppe tous les intérêts d’un siècle. L’homme est original, et son œuvre grande. Nous ne nous arrêterons pas à relever curieusement les singularités qui distinguent le génie même de Grégoire VII, la violence de ses passions, les aspects tragiques de cette intraitable volonté, non plus que le poétique épisode de son intimité avec Mathilde, dont la grande ame sut le comprendre et l’aimer. Il faut laisser le soin du portrait de cette figure sacerdotale aux artistes qu’aura séduits la sublime étrangeté du sujet. Nous désirons seulement caractériser avec exactitude l’étendue et la portée de l’œuvre même, que les successeurs de Grégoire VII se transmirent comme un héritage sacré, renfermant la volonté de Dieu sur les sociétés humaines.

On peut résumer par un seul mot toute la pensée de Grégoire VII ; ce mot est le pouvoir, et ce qu’il appelait la liberté de l’église n’était autre que la domination de cette église sur les royaumes et les principautés. S’en étonner et s’en plaindre serait indiquer qu’on ne comprend pas le siècle où vivait Hildebrand. Il était nécessaire, deux cent cinquante ans après Charlemagne, qu’un pouvoir général revînt à la surface et à la tête des affaires de l’Europe, et ce fut un signe du progrès de la liberté humaine, que ce pouvoir fut plutôt la thiare que l’épée. Il est vrai que, pour accomplir ce grand résultat, le christianisme fit le sacrifice de son esprit même ; il s’immola pour régner, et la papauté catholique ne put échapper au péché de prendre pour base la contradiction même de l’Évangile. Mais une fois cette transformation acceptée, que de grandeur, que d’unité dans la pensée de Grégoire VII ! L’église romaine a été fondée par Dieu ; elle se personnifie dans le pape, qui est le représentant de la puissance divine ; elle se recrute par des élections libres ; elle est indépendante devant les rois et au milieu des peuples ; sa divine origine la rend supérieure à l’état et à la royauté, dont les pouvoirs sont humains, limités et conditionnels : ceux qui la servent n’appartiennent qu’à elle, car ses membres ont rompu tout lien avec la chair et le monde ; le prêtre est libre et n’obéit qu’au pape. Le pape ne peut et ne doit être jugé

  1. « Dilexi justitiam et odii iniquitatem : proptereà morior in exilio. »