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Page:Revue des Deux Mondes - 1839 - tome 17.djvu/68

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protéger le trajet du Nil à Suez, par le désert ; ensuite, en restaurant, sous Trajan, le canal de jonction du Nil et de la mer Rouge. Dans le moyen-âge, le grand Kaire, fondé par les successeurs du prophète, devint bientôt le rendez-vous général de tous les peuples et de tous les produits des trois continens, et fut appelé par les Arabes la Mère du Monde, nom que les Égyptiens d’aujourd’hui sont encore fiers de lui donner. Onze cents okels, constructions élégantes et vastes, sortes d’hôtels-bazars servant à loger à la fois les négocians et leurs marchandises, attestent encore, malgré leur état de délabrement et d’abandon, la grandeur commerciale de l’Égypte musulmane. Mais, vers la fin du xve siècle, la découverte du cap de Bonne-Espérance, qui déplaça le mouvement du commerce, fut le prélude de la chute rapide de l’islamisme, et sembla paralyser le développement des destinées égyptiennes.

Au début de sa carrière, Bonaparte fut également préoccupé de l’importance de l’Égypte. Après s’être emparé de Toulon et avoir conquis l’Italie, double possession qui semblait devoir protéger ses opérations dans la Méditerranée, il voulut, par la conquête de l’Égypte, investir la France de la suprématie commerciale. Il avait compris que l’Inde ne tarderait pas à devenir l’objet d’une haute jalousie politique entre la Russie et l’Angleterre. Or, l’Égypte était, à ses yeux, la clé géographique du monde indien ; la possession de ce pays le mettait donc en position de donner la loi aux deux puissances rivales, et rentrait ainsi dans les plus larges plans de son ambition. On voit que la question égyptienne avait acquis alors des proportions encore plus colossales qu’au temps des kalifes, de César, d’Alexandre ou de Cambyse.

En faisant de l’Égypte une province de la république française, Bonaparte aspirait à y rétablir l’ancienne ligne commerciale de l’Inde, à épargner ainsi au commerce les frais et les périls d’une navigation plus longue et plus coûteuse ; il était donc dans la véritable voie économique. Si ses projets restèrent sans résultat, il faut chercher la cause de cet insuccès, moins dans le but qu’il voulait atteindre, que dans les obstacles que lui suscitèrent les puissances intéressées à faire échouer ses plans.

Mohammed-Ali a essayé, un moment, de réveiller la question, par son projet de chemin de fer du Kaire à Suez ; mais, outre que ce travail n’est point la solution matérielle du problème, le pacha a senti bien vite qu’il n’avait pas assez d’influence sur les affaires d’Occident pour espérer atteindre à quelque combinaison durable. Certes, par sa situation géographique, par son cosmopolitisme, l’Égypte est très apte à remplir une haute mission commerciale ; elle est redevable de ces dispositions à ses destinées historiques qui ont appelé chez elle tous les conquérans et toutes les civilisations de la terre, et surtout à son éducation musulmane ; mais elle manque des lumières de la science, des ressources de l’industrie, et d’une conception d’ensemble.

Quand on jette un coup d’œil sur l’état actuel du commerce en Égypte, le fait le plus saillant et qui frappe le plus l’attention de l’observateur, c’est que toutes les opérations tendent à passer entre les mains des Européens,