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POÈTES ET ROMANCIERS MODERNES DE LA FRANCE.
haut de la contredanse, et nous allions commencer, quand Mlle de La Prise s’est écriée : — Ah ! voilà le comte. — C’était lui en effet, et il s’est approché de nous d’un air chagrin et mortifié. Je suis allé à lui ; je lui ai dit : — Monsieur le comte, mademoiselle ne m’a prié de danser avec elle qu’à votre défaut. Elle trouvera bon, j’en suis sûr, que je vous rende votre place, et peut-être aura-t-elle la bonté de me dédommager. — Non, monsieur, a dit le comte ; vous êtes trop honnête, et cela n’est pas juste : je suis impardonnable de m’être fait attendre ; je suis bien puni, mais je l’ai mérité. — Mlle de La Prise a paru également contente du comte et de moi ; elle lui a promis la quatrième contredanse, et à moi, la cinquième pour mon ami, et la sixième pour moi-même. J’étais bien content : jamais je n’ai dansé avec tant de plaisir. La danse était pour moi, dans ce moment, une chose toute nouvelle ; je lui trouvai un meaning, un esprit que je ne lui avais jamais trouvé : j’aurais volontiers rendu grace à son inventeur ; je pensais qu’il devait avoir eu de l’ame et une demoiselle de La Prise avec qui danser. C’étaient sans doute de jeunes filles comme celles-ci qui ont donné l’idée des Muses.
« Mlle de La Prise danse gaiement, légèrement et décemment. J’ai vu ici d’autres jeunes filles danser avec encore plus de grace, et quelques-unes avec encore plus d’habileté, mais point qui, à tout prendre, danse aussi agréablement. On en peut dire autant de sa figure ; il y en a de plus belles, de plus éclatantes, mais aucune qui plaise comme la sienne ; il me semble, à voir comme on la regarde, que tous les hommes sont de mon avis. Ce qui me surprend, c’est l’espèce de confiance et même de gaieté qu’elle m’inspire. Il me semblait quelquefois, à ce bal, que nous étions d’anciennes connaissances : je me demandais quelquefois si nous ne nous étions point vus étant enfans ; il me semblait qu’elle pensait la même chose que moi, et je m’attendais à ce qu’elle allait dire. Tant que je serai content de moi, je voudrais avoir Mlle de La Prise pour témoin de toutes mes actions ; mais, quand j’en serais mécontent, ma honte et mon chagrin seraient doubles, si elle était au fait de ce que je me reproche. Il y a certaines choses dans ma conduite qui me déplaisaient assez avant le bal, mais qui me déplaisent bien plus depuis que je souhaite qu’elle les ignore. Je souhaite surtout que son idée ne me quitte plus et me préserve de rechute. Ce serait un joli ange tutélaire, surtout si on pouvait l’intéresser. »

Mlle de La Prise est fille unique d’un gentilhomme des plus nobles, issu de Bourgogne, d’une branche cadette venue dans le pays avec Philibert de Châlons, mais des plus déchus de fortune. Il a servi en France ; il s’est à peu près ruiné, et a la goutte. Sa femme, qui n’a pas l’air d’être la femme de son mari, ni la mère de sa fille, et qui l’est pourtant, a été belle, épousée pour cela sans doute, tracassière et un peu commune. Le père chérit sa fille et dévore souvent ses larmes en la regardant ; car les biens diminuent, il a fallu vendre une