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POÈTES ET ROMANCIERS MODERNES DE LA FRANCE.
de son nom) devint en deux ou trois jours une autre personne ; une personne, je ne comprenais pas alors ce que cela voulait dire ; à présent je le comprends. Je sens bien qu’il faut que je paie moi-même l’expérience que j’acquiers ; mais je voudrais que d’autres ne la payassent pas. Cela est pourtant difficile, car on ne fait rien tout seul, et il ne nous arrive rien à nous seuls. »

Il faut pourtant omettre ; le mieux, en vérité, eût été de réimprimer ici au long, et par une contrefaçon très permise, tout le livret inconnu, qui n’eût occupé que l’espace d’une nouvelle ; mais cela eût pu sembler bien confiant. Je continue d’y glaner. — Une rencontre par un temps de pluie, au retour d’une promenade, conduit Meyer et son ami le comte Max à faire compagnie à Mlle de La Prise, qui, arrivée devant sa maison, les invite à entrer. Cet intérieur nous est de tous points touché. Un petit concert s’improvise, le plus agréable du monde : Meyer est bon violon ; Mlle de La Prise accompagne très bien ; on ne peut avoir, sur la flûte, une meilleure embouchure que le comte Max, et la flûte est un instrument touchant qui va au cœur plus qu’aucun autre. La soirée passe vite. Neuf heures approchent, heure du souper. « Messieurs, dit M. de La Prise en regardant la pendule, et nonobstant certain geste de sa femme ; messieurs, quand j’étais riche, je ne savais pas laisser les gens me quitter à neuf heures ; je ne l’ai pas même appris depuis que je ne le suis plus ; et, si vous voulez souper avec nous, vous me ferez plaisir. » On reste ; la gaieté s’engage, et Mme de La Prise elle-même ne gronde plus.

« À dix heures (c’est Meyer qui raconte), un parent et sa femme sont venus veiller. On a parlé de nouvelles, et on a raconté, entre autres, le mariage d’une jeune personne du pays de Vaud, qui épouse un homme riche et très maussade, tandis qu’elle est passionnément aimée d’un étranger sans fortune, mais plein de mérite et d’esprit. Et l’aime-t-elle ? a dit quelqu’un. On a dit que oui, autant qu’elle en était aimée. — En ce cas-là elle a grand tort, a dit M. de La Prise. — Mais c’est un fort bon parti pour elle, a dit madame, cette fille n’a rien ; que pouvait-elle faire de mieux ? — Mendier avec l’autre ! a dit moitié entre ses dents Mlle de La Prise, qui ne s’était point mêlée de toute cette conversation. Mendier avec l’autre ! a répété sa mère. Voilà un beau propos pour une jeune fille ! Je crois en vérité que tu es folle ! — Non, non ; elle n’est pas folle : elle a raison, a dit le père. J’aime cela, moi ! c’est ce que j’avais dans le cœur quand je t’épousai. — Oh bien ! nous fîmes là une belle affaire ! — Pas absolument mauvaise, dit le père, puisque cette fille en est née.
« Alors Mlle de La Prise, qui depuis un moment avait la tête penchée sur son assiette et ses deux mains devant ses yeux, s’est glissée le long d’un tabouret, qui était à moitié sous la table entre elle et son père, et sur lequel il