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REVUE MUSICALE.

tantôt c’est la plainte si aimable et si douce de Caroline, tantôt c’est l’air de Paolo, Pria che spunti. Sublime digression, à laquelle rien dans le sujet, rien dans les paroles ne donnait lieu, et qui n’a de prétexte que dans le sentiment idéal et la fantaisie du grand maître. Je cite Pria che spunti à dessein, parce que cet air me semble le point de départ de la musique bouffe de l’auteur du Don Juan et de l’Idomnénée. En effet, Mozart s’en tient à cette transition de la gaieté bruyante au sourire mélancolique, de la prose comique de Molière à la poésie de Shakspeare.

On rencontre toujours parmi les créations du génie une œuvre dans laquelle il se résume tout entier, une œuvre immense, sorte d’océan où vont se perdre et s’engloutir toutes les pensées de sa vie. Pour Gœthe, je dirais Faust ; pour Mozart, Don Juan. Il y a, en effet, dans Don Juan tous les trésors mélodieux des Noces de Figaro, toutes les richesses instrumentales de la Flûte enchantée, et cependant il est impossible de ne pas reconnaître que, dans ces trois chefs-d’œuvre, une égale puissance, un égal génie, se manifestent. Pour moi, celui qui a écrit les Noces de Figaro et la Flûte enchantée ne m’étonne pas moins que celui qui a composé Don Juan. Quand Beethoven voulait parler du chef-d’œuvre de Mozart, il nommait la Flûte enchantée, preuve qu’entre ces trois merveilles il n’y a qu’à choisir. La postérité a choisi Don Juan. Si Don Juan l’emporte, c’est à la grandeur des caractères, à l’importance du drame, à la fortune du sujet qu’il le doit. Mais soyez sûrs qu’au fond de sa conscience, Mozart se trouvait aussi grand pour avoir mis au monde Zarastro et Chérubin que pour avoir créé Anna, la statue et don Juan. Quel chef-d’œuvre que cette partition des Noces de Figaro ! Jamais la belle source des mélodies n’avait coulé avec plus d’abondance et de richesse. À tout instant, c’est un motif nouveau, une phrase originale, une inspiration qui vous enchante. Cela vient, la plupart du temps, on ne sait d’où, à propos de rien, pour un bonnet que Suzanne met au page, pour un flacon qu’elle demande au comte ; des milliers de fleurs mélodieuses s’ouvrent une à une et s’exhalent dans ce printemps de la fantaisie et de l’imagination ; et le duo entre la comtesse et Suzanne, où trouver autant de grace exquise, de fraîcheur aimable, de coquetterie élégante et mignonne, si ce n’est dans le duo entre Zerline et don Juan ? Mozart est le seul qui ait jamais su faire chanter les jeunes femmes. Il y a dans les mélodies qu’il leur met dans la voix de mystérieux soupirs, d’étranges ardeurs, de languissantes voluptés que depuis on n’a plus exprimés, et dont il avait trouvé le secret sur les lèvres de sa maîtresse, de cette belle fille de Vienne pour laquelle il écrivait Elvire. Cependant, il faut le dire, ce soin minutieux, cette délicatesse extrême que Mozart apporte dans les moindres détails, ne le préoccupent jamais de telle sorte qu’il oublie les grands effets de composition et d’harmonie. Ainsi, par exemple, le rôle du comte est écrit tout entier dans un style grandiose et plein de magnificence. Comme la colère si long-temps comprimée du gentilhomme éclate et se fait jour dans cet air sublime du second acte ! que de superbe dédain et d’amère tristesse dans cette large phrase qui lui sert de motif ! Mais un incomparable chef-d’œuvre, une des merveilles du