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précédait le bruit de ses triomphes de Naples et de Milan. Nourrit en eut une douleur profonde, insurmontable, et cela se conçoit. Partager, dans la force et la maturité de l’âge et du talent, ce qu’on a tenu seul pendant quatorze années, sentir la faveur du public passer sur la tête d’un autre, se voir de jour en jour dépossédé, ne plus être seul, déchoir enfin ! On tint conseil, un conseil de famille, auquel présida Rossini ; là il fut décidé que Nourrit se retirerait. Ainsi, le malheureux disait adieu à ses plus chères espérances, il s’arrêtait tout à coup au milieu de sa belle carrière, et la mort n’était encore pour rien dans tout cela, car il se retirait plein de vie et de jeunesse, de voix et d’ambition. La résignation est une admirable chose, il est beau de donner un exemple au monde, et de passer froidement de la gloire à l’oubli ; mais la résignation n’existe guère que dans le catholicisme. Où la trouver aujourd’hui dans ces esprits fougueux, impatiens, superbes, que leurs illusions emportent vers le soleil, et qui montent jusqu’à ce que leurs ailes de cire se fondent, et qu’ils retombent foudroyés comme Icare ? Aujourd’hui, il n’y a guère que les simples et les pauvres d’esprit qui se résignent ; l’homme que le succès a proclamé une fois, lorsqu’on l’oublie et le délaisse, n’a d’autre refuge en son isolement, que dans le suicide ou l’ironie. S’il est faible, il se tue ; s’il est fort, il continue à vivre, affecte pour le monde une indifférence pire que celle dont on veut l’accabler, et de temps en temps frappe sur l’idole nouvelle, afin qu’on sache bien qu’elle sonne creux. Voyez Nourrit et Rossini ; le hasard les a mis en présence tous les deux, et je ne veux pas d’autre exemple. Nourrit se tue parce que les applaudissemens lui manquent, parce qu’il sent qu’il va survivre à sa renommée ; Rossini, au contraire, se croise les bras et se contente de sourire, car il a conscience de lui-même, car il sait, au milieu de l’indifférence publique, qu’il a fait Semiramide, Otello, Guillaume Tell, et que rien au monde ne peut empêcher ces chefs-d’œuvre d’exister. Rossini a la force que donne le génie, tandis que l’autre, le malheureux, n’avait que l’enthousiasme.

Une fois sa résolution prise, il voulut paraître plus calme ; mais en vain, la tristesse qui le dévorait se trahissait chaque jour par un nouveau signe. Son visage s’altérait, une fièvre nerveuse le consumait. À l’expression de l’abattement avait succédé cet affreux sourire que l’ivresse du malheur donne aux hommes. Il jouait ses rôles avec emportement, furie et désespoir ; une seule idée le possédait toujours, sans qu’il eût un moment de repos. Un soir, il chantait la Muette ; la représentation allait son train accoutumé, à travers les applaudissemens, lorsque tout à coup on vient lui annoncer que Duprez est dans la salle. Aussitôt Nourrit hésite, pâlit, la voix lui manque, et le spectacle s’interrompt. On ne peut s’expliquer l’influence terrible que le nom seul de Duprez exerçait sur son esprit. Il y avait en cela quelque chose de fantastique ; le fantastique se rencontre si souvent dans les réalités de l’existence !

Cependant sa dernière représentation arriva, grande et solennelle soirée à laquelle rien ne manqua, ni les transports d’enthousiasme, ni l’affliction générale. Toute cette multitude d’élite qui l’avait suivi dans sa carrière avec tant de sollicitude et d’amour était venue pour lui rendre honneur ; tandis que