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LES CÉSARS.

La philosophie n’avait donc rien de sérieux. Des grands maîtres, l’esprit frivole des Grecs l’avait fait descendre à l’incroyance effrontée des cyniques, à la sensualité non pensante des épicuriens, au scepticisme et à la puérilité des sophistes, qui réduisirent toute doctrine en argutie ; jongleurs de la pensée, comme un ancien les appelle. On avait, quand on était riche, un philosophe chez soi, un cynique d’ordinaire, espèce de gracioso, qui égayait le festin par sa morale. Nous lisons quelque part un mot qui, d’une double façon, peint bien cette manière de considérer la philosophie : Livie, femme d’Auguste, ayant éprouvé un malheur et ne voulant pas en fatiguer les oreilles de César, se donna à consoler à un certain Aréus, philosophe de son mari[1]. Quand il pleuvait, quand les jeux du cirque étaient ajournés, on se faisait apporter Chrysippe, on entendait un stoïcien dans son école, un cynique dans la rue, gens qui connaissaient leur auditoire et n’avaient garde de l’ennuyer.

Cet effacement de toute doctrine dans ce qui s’appelait la philosophie, cette absence de tout dogme dans la religion, ce manque total d’idée abstraite et supérieure produisait un étrange spectacle. À défaut de doctrines, il y avait de vagues penchans, caprices, imaginations, habitudes ; des penchans athées, panthéistes, sceptiques, superstitieux, que la raison n’appréciait point, et qui par conséquent, tout contradictoires qu’ils pouvaient être, n’étaient jamais inconciliables. Sous le sceptre de la tolérance romaine qui n’avait de peur des idées que quand elles faisaient corps, tout se rencontre et rien ne se heurte. Ce monde que je vous ai peint, et que bien mieux que moi la première page venue d’un auteur latin vous peindra si superstitieux, ce monde, selon Philon, est plein de panthéistes et d’athées ; l’impiété, dit un autre, a envahi les petits comme les grands ; Cicéron lui-même n’a admis les dieux et l’immortalité de l’ame que comme choses probables. « Pas un enfant ne croit à la barque de Caron ni aux noires grenouilles qui habitent les mares du Styx[2]. » César, en plein sénat, prêche bien nettement le néant après la mort, et Caton ne lui répond pas : Cela est faux, mais seulement : « Vous sortez de la croyance officielle[3]. » Et Pline, dans un morceau qu’il faut lire comme expression de la dégradation dernière de la pensée hu-

  1. Philosopho viri sui… se consolandam præbuit. (Sénèque, ad Marciam, 4.)
  2. Juvenal.
  3. Salluste, in Catil., 50, 55.