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Page:Revue des Deux Mondes - 1839 - tome 18.djvu/293

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REVUE. — CHRONIQUE.

ambition à ces formes gracieuses et tempérées qui marquaient, au dernier siècle, presque toutes les tentatives dans les arts et dans les lettres. J’admets la justesse de ce reproche. Mais à qui s’adresse-t-il, messieurs ? À notre temps lui-même. N’est-il pas vrai que depuis un demi-siècle, depuis l’avénement de la révolution française, il se passe quelque chose de grand et d’insolite dans le monde ? N’avons-nous pas assisté à des destinées colossales ? N’avons-nous pas vu de nos yeux des jours gigantesques ? Et quoi de plus démesuré que le drame qui, commençant par Arcole, a fini par Sainte-Hélène ? Depuis que la paix est rentrée dans le monde, les évènemens ont changé de caractère ; mais ils se sont toujours développés sur une vaste échelle. L’Europe et l’Orient ne se pénètrent-ils pas de mille manières ? Le commerce lui-même n’est-il pas établi sur d’immenses proportions ? Les voies de communication qui détruisent aujourd’hui les distances n’ouvrent-elles pas à l’industrie un avenir qui tient du prodige ? Lyon, Alexandrie, New-York, ne se touchent-ils pas ? Et lorsque l’histoire et les faits, le commerce et l’industrie, atteignent ainsi des mesures colossales, comment voudrait-on que l’imagination des hommes, la critique littéraire, l’art en un mot, assistassent tranquillement à ce spectacle, et que la poésie, qui, de sa nature, amplifie le vrai, n’aspirât pas, de son côté, à des formes qui puissent répondre à la grandeur des choses ?

Jusqu’à ce moment, je n’ai envisagé les littératures que dans leur rapport avec le génie des arts. Quant à leur relation avec la sociabilité en général, il ne me serait pas difficile de démontrer que l’étude des littératures comparées sera désormais une partie nécessaire de notre éducation civile. Après un demi-siècle de luttes dont l’issue a été de rapprocher les peuples, après que cette union de tous a été cimentée par les larmes et par le sang de deux générations, que reste-t-il à faire aux lettres, si ce n’est à resserrer cette alliance et à marier les esprits que le baptême des combats a déjà marqués d’un même signe ? Dans un âge héroïque, et qui pourtant est bien près de nous, n’avons-nous pas vu des bulletins immortels rapprocher et réunir des noms et des distances étonnés de se trouver ensemble ? Lodi, Aboukir, Austerlitz, Moscou, Waterloo ! Notre imagination n’a-t-elle pas été accoutumée dès notre berceau à voyager d’un climat à l’autre ? Or, ces lieux, ces peuples, ces climats, ces génies divers, que la gloire nous a montrés au pas de course, n’est-ce pas aujourd’hui une nécessité pour nous d’apprendre à les estimer autrement qu’à travers la fumée des combats et les évocations de la colère ? Après avoir régné sur l’Europe, la France la jugeant aujourd’hui sans passion et sans haine, c’est là le spectacle qu’il nous reste à connaître, après avoir épuisé tous les autres. Le glaive a réuni les peuples au lieu de les diviser. En les frappant l’un après l’autre, il a fait paraître en chacun d’eux une même religion politique et sociale. Après que l’épée a ainsi rapproché les esprits qu’elle semblait partager, l’art, l’art tout seul, continuera-t-il la guerre, et sera-t-il donné à quelques gens de plume de jeter dans la balance du monde leurs petits systèmes, leurs aigres antipathies, et de tacher d’encre le