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POÈTES ET ROMANCIERS MODERNES DE LA FRANCE.

on croit sentir qu’il a long-temps joui d’un cher oracle, et qu’il a long-temps écouté. L’esprit français se retrouve sous son léger accent de Savoie et s’en pénètre agréablement : « L’accent du pays où l’on est né, a dit La Rochefoucauld, demeure dans l’esprit et dans le cœur, comme dans le langage. » La pensée semble parfois plus savoureuse sous cet accent, comme le pain des montagnes sous son goût de sel ou de noix.

Lorsque la Savoie fut réunie à la France, le comte Xavier, qui servait en Piémont, crut devoir renoncer à sa patrie, dont une moitié, dit-il, l’avait elle-même abandonné. Nos guerres en Italie l’en chassèrent. Il émigra en Russie, n’emportant qu’un très léger bagage littéraire, les premiers chapitres de l’Expédition nocturne peut-être, mais non pas assurément la Prisonnière de Pignerol, ni même le poème en vingt-quatre chants, dont il est question au chapitre XI de l’Expédition ; car il n’avait rien écrit de tel et n’en parlait que par plaisanterie. Arrivé dans le Nord, sa première idée fut qu’il n’avait pour ressource que son pinceau, et, comme tant d’honorables émigrés, il se préparait à en vivre ; mais la fortune changea : il put garder l’épée, et, au service de la Russie, il parvint graduellement au rang de général. Sa destinée avec son cœur acheva de s’y fixer, lorsqu’il eut épousé une personne douée selon l’ame et portant au front le grand type de beauté slave ; il avait trouvé le bonheur.

Vingt ans s’étaient passés depuis qu’il avait écrit le Voyage autour de ma Chambre ; un jour, en 1810, à Saint-Pétersbourg, dans une réunion où se trouvait aussi son frère, la conversation tomba sur la lèpre des Hébreux ; quelqu’un dit que cette maladie n’existait plus ; ce fut une occasion pour le comte Xavier de parler du lépreux de la Cité d’Aoste qu’il avait connu. Il le fit avec assez de chaleur pour intéresser ses auditeurs et pour s’intéresser lui-même à cette histoire, dont il n’avait jusque-là rien dit à personne. La pensée lui vint de l’écrire ; son frère l’y encouragea et approuva le premier essai qui lui en fut montré, conseillant seulement de le raccourcir. Ce fut son frère encore qui prit soin de le faire imprimer à Saint-Pétersbourg (1811), en y joignant le Voyage : mais Lépreux et Voyage ne furent guère connus en France avant 1817, ou même plus tard.

L’histoire du Lépreux est donc véritable comme l’est celle de la jeune Sibérienne, que l’auteur avait apprise en partie d’elle-même, et comme le sont et l’auraient été en général tous les récits du comte Xavier, s’il les avait multipliés. Je lui ai entendu raconter ainsi la