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POÈTES ET ROMANCIERS MODERNES DE LA FRANCE.

se crut libre carrière pour retoucher l’opuscule à sa guise. J’ai sous les yeux le Lépreux de la Cité d’Aoste, par M.  Joseph de Maistre, nouvelle édition, revue, corrigée et augmentée par madame O. C.[1]. « La lecture du Lépreux m’avait touchée, dit Mme Olympe Cottu dans sa préface ; j’en parlai à un ami auquel une longue et douce habitude me porte à confier toutes mes émotions ; je l’engageai à le lire. Il n’en fut pas aussi satisfait que moi : la douleur aride et quelquefois rebelle du Lépreux lui paraissait, me dit-il, comme une autre lèpre qui desséchait son ame ; cet infortuné (ajoutait-il), révolté contre le sort, n’offrait guère à l’esprit que l’idée de la souffrance physique, et ne pouvait exciter que l’espèce de pitié vulgaire qui s’attache aux infirmités humaines. Il aurait souhaité voir cette pitié ennoblie par un sentiment plus doux et plus élevé, et la résignation chrétienne du Lépreux l’eût mille fois plus attendri que son désespoir. » — Ce discours dans la bouche de l’ami prendra de la valeur et deviendra plus curieux à remarquer, si l’on y croit reconnaître un écrivain bien illustre lui-même et qu’on a été accoutumé longtemps à considérer comme l’émule et presque l’égal du comte Joseph plutôt que comme le critique et le correcteur du comte Xavier. Quoi qu’il en soit, c’était faire preuve d’un esprit bien subtil ou bien inquiet que de voir dans la simple histoire de ce bon Lépreux, à côté de passages reconnus pour touchans, beaucoup d’autres où respire une sorte d’aigreur farouche : voilà des expressions tout d’un coup extrêmes. Quelque délicats, quelque élevés que puissent sembler certains traits ajoutés, l’idée seule de rien ajouter est malheureuse. Tout ce qu’on a introduit dans cette édition du Lépreux perfectionné se trouve compris, par manière d’indication, entre crochets, absolument comme dans les histoires de l’excellent Tillemont, qui craint tout au contraire de confondre rien de lui (le scrupuleux véridique) avec la pureté des textes originaux. Or, dans le délicieux récit qu’on gâte, imaginez comment l’intérêt ému circule aisément à travers ces perpétuels crochets. Si j’étais professeur de rhétorique, je voudrais, au chapitre des narrations, comparer, confronter page à page les deux versions du Lépreux, et démontrer presque à chaque fois l’infériorité de l’esprit cherché et du raisonnement en peine qui ne parvient qu’à surcharger le naïf et le simple. Les auteurs du Lépreux corrigé ont méconnu l’une des plus précieuses qualités du récit original, qui est dans l’absence de toute réflexion commune ou pré-

  1. Paris, Gosselin, 1824, in-8o.