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comme le dit un ancien, il y a plusieurs villes en hauteur, comme il y en a plusieurs en étendue. C’est que les hommes sont pressés là comme les demeures, non-seulement les hommes, mais les peuples, les dieux, les langues. Il y a une ville des Cappadociens, une ville des Scythes, une ville des Juifs, toute une armée de soldats, tout un peuple de courtisanes, tout un monde d’esclaves ; plus encore que de tout le reste, il y a de cette multitude sans nom, sans condition et sans patrie, peuple mêlé, de toute race, de toute croyance : monstrueux amalgame de tous les mélanges possibles, peuple romain presque tout entier né de races étrangères, peuple libre presque tout entier né dans l’esclavage, peuple fainéant et fortuné qui ne possède pas un sesterce, qui a pour bien l’air de Rome, l’eau des bains et des aqueducs, le soleil du Champ-de-Mars et la largesse des empereurs. César et Auguste, pour plaire à cette multitude aux mille langues, lui ont donné des histrions qui bouffonnaient dans tous les idiomes, et à la mort du dieu Jules, qui avait ouvert Rome aux étrangers, autour de son bûcher nuit et jour gardé par les Juifs, toutes les nations sont venues tour à tour (lugubre et redoutable spectacle !) hurler, chacune à sa mode, leur lamentation barbare.

Au moment où cette Babylone, selon l’expression de l’apôtre saint Pierre, se retire pour la nuit, asseyons-nous pour recueillir la voix de cette grande cité et pour comprendre ce qu’elle va nous enseigner. Que fait là tout ce peuple ? Quelle est sa pensée ? quelle est sa vie ? Nous avons assez interrogé la pierre, l’airain et le marbre ; interrogeons la pensée humaine.

La réponse peut se faire en un seul mot : l’esclavage ! Non-seulement l’esclavage proprement dit est la base pratique de la société, de sorte que sans lui il n’y aurait ni république, ni fortune, ni famille, ni liberté, telles qu’elles sont constituées, mais encore, dans tous les ordres et à tous les degrés existe un esclavage plus déguisé, aussi réel, et tous les rapports sociaux sont modelés sur le rapport de l’esclave au maître, de même qu’au moyen-âge ils se modèleront sur le rapport du vassal au suzerain.

Pour le comprendre, parcourons les quatre degrés de la hiérarchie romaine : l’esclave, le client, le sujet, et César.

Voyez l’esclave, je ne dis pas l’esclave chéri de son maître, le chanteur ou le comédien spirituel, le médecin heureux, le précepteur érudit ; je dis encore moins la folle, le bouffon, l’eunuque, le joueur de lyre, l’improvisateur habile ; mais le pauvre esclave ordinaire, plébéien de cette nation domestique qui habite le palais d’un riche ;