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LES VICTIMES DE BOILEAU.

Il est mené par son imagination. Jamais il ne la guide. La plupart des perles qui formaient la couronne naturelle de son talent sont tombées ou dans l’obscurité ou dans la fange. Nous avons dû les recueillir. C’était justice.

Pourquoi Dieu l’avait-il jeté dans une époque sans caractère, pleine de velléités, d’essais, de turbulence, d’indiscipline, de faiblesse et de frivolités ? Il faut un extrême courage alors et presque une grande ame, pour ne pas débaucher sa poésie, pour l’arracher aux affectations, à l’amphigouri, à la bizarrerie, à la fatuité, à l’entortillage. Il faut une forte résolution pour ne pas décalquer ce crépuscule fatal du sérieux et du plaisant, pour adopter le parti difficile de la raison mâle, du bon sens sévère.

Un bon sens court et inflexible, voilà Malherbe. C’est là son sceptre. Il le tient dans sa main sèche et dure ; il le garde, même après sa mort ; il le lègue à Boileau.

Saint-Amant n’a pas garanti sa muse écervelée et pimpante d’une seule des mauvaises influences qui l’environnaient. Nous venons d’examiner en détail les principaux fragmens de cette gloire attachée au pilori par Boileau. Nous avons dit quels furent l’intention littéraire et le modèle poétique d’après lesquels le goinfre, devenu pieux, corrigea et refondit, sous les toits de la rue de Seine, cette pastorale imitée de l’Italie. Nous trouvons en définitive la triste justification des sévérités de Boileau. Plaignons toutefois cette existence mal conduite, ce talent mal dirigé, cet homme qui possédait la verve, la facilité, la variété, la finesse, le rhythme, la saillie, l’entrain, qui rimait admirablement, coulait son vers énergique ou délicat dans un moule de bronze, d’un seul jet, avec un rare bonheur, qui connaissait le monde, les hommes, la nature, qui comprenait même la nécessité d’animer la poésie, de lui donner une valeur vivante, de la douer à la fois de vérité, de vivacité et de fraîcheur ; et tout cela, sans goût, sans résultat, sans ensemble ; tout cela pour servir de risée à de plus pauvres et de plus stériles esprits ! Prêtons encore l’oreille, avec une équitable tristesse, au bruit lointain de ces voix perdues dans le naufrage d’une vie inquiète, et n’effaçons pas de nos fastes intellectuels ces poètes condamnables à tant d’égards, mais depuis long-temps condamnés, victimes de leur temps plus encore que de leurs fautes, entraînés par le mouvement général, et accravantés, comme on le disait alors, par la ruine et le tapage de l’époque et de la société qui ont croulé sur leurs têtes.


Philarète Chasles.